QUEER CLUB DES CINQ ?

QUEER CLUB DES CINQ ?

Lundi 3 mars 2014, dans Libération, m’attire un titre : « Faut-il brûler le Club des Cinq ? ». L’article est de Philippe Reigné, signataire de la pétition “ les Études de genre, la Recherche et l’Éducation : la bonne rencontre”, pétition ouverte le 5 février 2014 sur le site Petitionpublique.fr. Il revisite malicieusement la série d’Enid Blyton, publiée Outre-Manche de 1942 à 1963 et traduite en France pour la Bibliothèque Rose chez Hachette, de 1955 à 1967, avec un succès qui ne s’est jamais démenti depuis, comme le montrent couvertures et illustrations qui varient au gré des modes de chaque génération.

L’article me fait l’effet radieux de réminiscences, comme le retour encore vague de la saveur des miettes de madeleine imbibées de thé ou de tilleul tiède et savourées par le narrateur dans À la recherche du temps perdu, au chevet de Tante Léonie, le dimanche matin avant la messe… Je revois le cosy-corner autour du divan rouge où je dormais, meuble de fille qu’on avait bien voulu installer dans ma chambre, tout éclairé de rose et de vert : le vert, c’étaient les Alice de Caroline Quine, cette jeune fille libre comme le vent dans la voiture bleue décapotée qui la menait sur les routes de Californie, Sherlock Holmes blond et téméraire, damant le pion à tous les affreux et tous les méchants, avec la bénédiction de son élégant père veuf, le seul prince charmant d’Alice qui ne vit que pour ses enquêtes…

Et puis, le rose, c’était le Club des Cinq… L’article de Philippe Reigné me donne envie d’exhumer d’une armoire du grenier un titre dont me restent de vagues souvenirs de plaisir solitaire, dans la grange qui sentait bon les vaches et le foin… Mes parents fermiers me laissaient lire tout mon saoul et j’ai gardé ou racheté quelques-uns des titres rangés dans le cosy. Celui-là me rend, cinquante ans après, une bonne bouffée de vacances de Pâques, fouettées de pluie et fleuries de coucous, un souterrain sous la mer entre une falaise et une île hantée par les ruines de vielles tours, un chien aussi futé que les quatre adolescents de la bande, deux filles et deux garçons, des queues blanches de lapins qui détalent à chaque page !

Je relis donc non pas Le Club des Cinq et le trésor de l’île dont parle Philippe Reigné, mais Le Club des Cinq joue et gagne (première parution en français chez Hachette, 1956) Et le plaisir est double.

Celui de retrouver la chamade de l’enquête. Le chien Dagobert s’y conduit en héros pour sauver des mains de sales bandits rapaces, en quête de brevets d’invention, un carnet où se trouve, consignée en dessins et en mots, une découverte essentielle pour le progrès de l’humanité. De jeunes adolescents bravent un revolver dans des souterrains d’effroi, pour sauver leur île, leur père ou oncle – savant inapte à la réalité, impérieux, fou et lumineux à la fois, avec la tête dans les nuages de ses recherches – sans oublier Dagobert, aussi intelligent qu’instinctif, aussi gourmand que tendre. Oui, un des charmes de la série du Club des Cinq, c’est de faire d’un bon bâtard de chien un personnage à part entière dans une intrigue bien menée où l’on est dans un réel qui fait rêver et réfléchir, avec des personnages pas si conformistes psychologiquement que l’étiquette “bibliothèque rose” pourrait le laisser penser.

Car le relire, après l’article de Philippe Reigné, fait descendre dans des strates plus nuancées que celles d’un bon roman palpitant de fin d’enfance. Plaisir sans doute inconscient entre huit et douze ans et qui se libère maintenant, servi d’ailleurs par les premières illustrations de Simone Baudoin – dans l’édition que j’ai sous les yeux – qui se plaît à souligner l’androgynie bouclée de Claude. Oui, on avait remarqué que Claudine / Claude avait tout du garçon manqué, qu’Annie était plus réservée et douce, que François était plus maître de lui que Mick, son frère plus impulsif, mais l’on pouvait penser qu’il ne s’agissait que d’esquisses différentes pour la clarté du récit et la variété de dialogues abondants.
Or, le texte fait effectivement la part belle à la cloison japonaise mobile entre masculin et féminin, pour deux personnages du titre Le Club des Cinq joue et gagne, en pleine confusion revendiquée de genre et d’ailleurs acceptée par les personnages positifs du roman. Il s’agit de Claude, bien sûr, et d’un autre personnage, Martin, qui ne fait pas partie du Club mais se révèle important au fil de l’histoire, entraîné dans la spirale de courage de ses camarades.
Commençons par l’intrépide maîtresse du chien Dag, inséparable de lui, ainsi décrite dès le tout début du roman :

En dépit de ses cheveux bouclés coupés court, Claude n’était pas un garçon mais bien la cousine d’Annie, officiellement appelée « Claudine » et plus connue cependant sous le nom de Claude, par la force des choses, car elle refusait de répondre à quiconque l’appelait autrement.

Le portrait se précise un peu plus loin :

Claude était difficile à vivre. Elle se montait aisément contre son père… à qui elle ressemblait étonnamment tant par ses sautes d’humeur que pour son caractère ombrageux. Si seulement Claude avait eu la douceur et la gentillesse de ses cousins […] François lui administra une claque amicale sur l’épaule. « Bonne vieille Claude ! Non seulement elle a appris à céder mais encore avec le sourire. Quand tu te conduis de cette façon, Claude, tu ressembles tout à fait à un garçon. »

Claude se rengorgea, ravie du compliment de François. Elle n’aurait voulu pour rien au monde être mesquine, rancunière et méchante comme tant de filles de sa connaissance, sans compter qu’elle avait toujours regretté de ne pas être un garçon. Mais Annie ne réagit pas de la même façon.

« Il n’y a pas que les garçons qui savent céder de bonne grâce. Des quantités de filles en font autant. En tout cas, j’ai bien l’impression que c’est ce que je fais, moi, s’écria-t-elle avec indignation. »

Pas simple, chez Enid Blyton, la couture qui sépare fille et garçon ! Claude est la seule des quatre du Club à savoir se rendre sur son île (oui, tous les membres de la famille reconnaissent qu’il s’agit de son domaine) de Kernach en évitant les nombreux écueils qui rendent son approche périlleuse. Rien d’étonnant alors qu’elle ait conquis la complicité de tous les marins et pêcheurs du rivage ! À son cousin Michel, dit Mick, qui la qualifie de « garçon rudement efféminé », elle réplique vertement !

« Claude prit feu aussitôt : « Moi, j’ai l’air d’une fille ? Allons donc, j’ai plus de taches de rousseur que toi, et d’une. Et j’ai une voix plus grave que la tienne. Et de deux.
– Tu es idiote, répliqua Mick d’un ton dégoûté. Comme si seuls les garçons avaient des taches de rousseur ! Toutes les filles en ont aussi. Je suis persuadé que ce Martin savait parfaitement ne pas avoir affaire à un garçon. Il voulait te flatter. Il avait dû entendre parler de ton goût pour jouer à ce que tu n’es pas !»

La psychologie se corse : Mick jalouserait-il l’audace de Claude de « jouer » à ce qu’elle n’est pas ? Et jalouserait-il l’intuition qui a rendu Martin sensible au jeu de Claude et donc désireux de reconnaître le droit de Claude à ce jeu ? Ce Martin subtil est le fils présumé d’un vieil homme aux sourcils broussailleux, venu étrangement s’installer sur la falaise, près de la maison du garde-côte, sans motif apparent… Étrange Martin aussi, solitaire, mélancolique, qui va lentement séduire les Cinq, par sa singularité justement :

« Il passa la main derrière la seconde rangée de livres et extirpa un assez grand carton à dessin qu’il posa sur la table. Il en tira plusieurs feuilles de papier.
« Oh ! c’est merveilleux ! » s’écria Annie. Elle était un peu étonnée, car elle ne se serait pas attendue à ce qu’un garçon dessinât des fleurs, des arbres, des oiseaux et des papillons. Et surtout avec une telle perfection dans le détail et les couleurs.»
[…]
« Votre père estime que vous n’avez pas assez de talent pour que ce soit la peine de continuer à vous perfectionner ? demanda (François).
– Il déteste mes dessins, répondit Martin avec amertume. Je m’étais enfui du collège pour m’inscrire aux Beaux-Arts, mais il m’a rattrapé et m’a interdit de peindre. Il trouve que c’est une occupation trop veule pour un homme. Alors je le fais en cachette.»
Les enfants regardaient Martin avec sympathie. Ne plus avoir sa mère et, de surcroît, avoir un père qui déteste ce qu’on aime le plus paraissait atroce. Rien d’étonnant que Martin eût toujours l’air triste, malheureux et renfermé !

Heureusement, pour Martin, il y a la proximité du garde-côte qui aime fabriquer des maquettes et personnages en miniature, et les lui fait peindre en l’invitant dans sa maison, près du télescope qui ouvre tous les horizons.

La mer, dans ce roman d’Enid Blyton, fait se révéler les personnages les plus secrets : Claude est fière (fier ?) que l’île de Kernach lui ait valu sa réputation de hardi marin et que Dag le chien fasse d’elle une amazone des enquêtes… dont le Club des Cinq ne sort victorieux que grâce au vaillant limier ! Quant à Martin, on apprendra que l’homme qui le tyrannise n’est en fait qu’un tuteur qui veut faire de lui son sbire en art de briganderie. Le père de Claude, deus ex machina, aussi sensible que savant, offrira un bel avenir à Martin :

« Les enfants échafaudèrent des plans d’avenir pour Martin : « Vous habiterez avec le garde-côte. Il vous aime beaucoup…, il ne cessait de répéter que vous n’étiez pas méchant ! Et l’oncle Henri verra s’il peut vous inscrire aux Beaux-Arts. Il dit que vous méritez une récompense pour avoir aidé à sauvegarder sa précieuse invention ! »
Martin débordait de joie. On aurait dit qu’un poids lui avait été enlevé des épaules. « Je n’avais pas pu travailler comme il le fallait jusqu’à présent, mais attendez et vous verrez ! J’arriverai à quelque chose, j’en suis sûr. »

Happy end de roman pour l’enfance, oui, mais pas seulement. Garçon manqué devenu héros et vilain petit canard devenu cygne ! On pense, mutatis mutandis, aux films Tomboy (2011) de Céline Sciamma et Billy Elliot (2000) de Stephen Daldry. Merci à Philippe Reignié de m’avoir fait relire Le Club des Cinq joue et gagne ! Rose, la Bibliothèque Rose ? Pas si rose que ça, comme Les malheurs de Sophie, un de ses fleurons, le montre depuis plus d’un siècle à tant de lecteurs en tout genre. Si l’on rajoute qu’Enid Blyton a mis beaucoup d’elle en Claude et que la Comtesse de Ségur se sentait très proche de son petit démon de Sophie, la lecture mérite et méritera longtemps sa gloire de vice impuni.

Pierre Lacroix, printemps 2014