INVERSES – HORS SERIE 2014 : YVES NAVARRE, UN CŒUR QUI COGNE

Nombreux, dit-on, sont les grands écrivains des deux sexes qui doivent, après leur mort, traverser un purgatoire plus ou moins long. Yves Navarre (1940-1994) semble bien être de ceux-là.

Patrick Dubuis, président de la Société des Amis d’Axieros, éditrice de la revue annuelle Inverses qui en est à sa treizième édition depuis 2000, partenaire d’ErosOnyx Editions, est à l’initiative d’un Hors Série à rebours de ce purgatoire justement, recueil de 172 pages à saluer comme il le mérite, avec sa couverture où Navarre, dans les bleus, nous regarde dans les yeux, sur son titre d’un blanc pur : Yves Navarre Vingt ans après…

Et si l’une des clefs possibles de ce purgatoire nous était donnée dès le premier article, de Patrick Dubuis, consacrée aux premiers romans de l’auteur : « Peut-être qu’Yves Navarre n’était pas en paix avec lui-même et, en particulier, avec son homosexualité qu’il n’aurait pas si bien assumée qu’il voulait le laisser paraître. » ?

Car c’est une évidence : comment un écrivain pourrait-il se contenter de bien vivre son époque et de bien se vivre ? La force, la profondeur, l’épaisseur d’un artiste ne sont-elles pas précisément dans cette distorsion compliquée entre son temps et sa propre histoire : être tout à la fois reflet, pionnier et étranger à son temps par sa singularité même ? Le pouls de l’écriture homosensuelle d’Yves Navarre, comme il aimait à la qualifier et se qualifier, est d’avoir, sa vie durant, reflété un cœur qui cogne, pour reprendre le titre de l’un de ses romans, un cœur battant et toujours inadapté, dans sa famille comme dans la société, dans les mouvements de pensée de son époque comme dans sa vie sexuelle et sentimentale, jamais calme, dans la drague comme dans la passion pourtant recherchée à corps et cœur perdus.

Qu’on lise, qu’on dise, qu’on écoute ses phrases, qu’on les regarde aussi – son écriture manuscrite est elle-même saltimbanque, entre élégance, ruptures et tourments, comme le montrent, dans ce Hors Série, les pages reproduites de certains de ses manuscrits, dont le dernier extrait d’un roman inédit ‒, partout, c’est la même tachycardie.

Navarre, comme son écriture, comme son style, est tour à tour lyrique et cassé, aigu et tendre, fier et condamné à l’essoufflement de chaque instant. Vivre toujours au bord du précipice. Avec la force et le risque que donne cette indécision. Le souffle, et donc la phrase, court toujours le risque de manquer, doit souvent se poser pour se recomposer, dans l’imminence constante d’une attaque. Chez Navarre, il y a une lèpre qui ronge le cœur depuis toujours, syphilis des Loukoums, sida de Ce sont amis que vent emporte, mort si intime que c’est vivre qui devient une condamnation, mais aussi une gloire, gloire de se conquérir à chaque respiration, à chaque phrase. Si peu d’apaisement pour tant de paradoxes et de revirements. Proie et cannibale, Yvette dans la cour de récré et dandy moustachu fumant nu dans un magazine disparu au bout de quelques numéros, L’Amour, Yves Navarre nu, fragilement nu, gland décalotté pour émouvoir autant qu’attiser, killer et galopin, jamais acclimaté au jardin des bourgeois mais aussi des militants de la revue Masques. Tenir le plus longtemps possible, vivre le temps de s’attacher, le temps voulu mais vite renoncé, fort et faible de son enfance, fort et faible de l’amour inquiet de sa mère entre des mâles de béton armé, aimé aimant et mal aimé mal aimant, tenir le plus longtemps possible avant que tout (…) devienne insupportable !

C’est cette chamade violente et mélodieuse que l’on entend à travers les articles et les témoignages de ce Hors Série où passe Yves Navarre, et toute sa nébuleuse de paradoxes, dans ses fiertés d’homosensuel revendiqué et ses détresses d’un impossible apaisement. Et tant pis si ça dérange à l’époque du mariage pour tous ! C’est la gloire libre du paria de devenir amant et bourreau des idées, des émotions, des corps et des mots. Amant et bourreau des mots pour en extraire son beau tour à tour fracturé et caressant, le beau des phrases de Navarre à faire longtemps rouler en bouche. Sexe, pensées, sentiments, cœur et encre, tout, chez Navarre, cogne de sang vif et torturé… vingt ans après et pour longtemps, parce que c’est triste, parce que c’est beau !

Pierre Lacroix