L’ADIEU À MOUSTAPHA de Phiippe Vallois, 2019, vu en primeur

« Le cinéma trop secret de Philippe Vallois est (…) habité de fantômes, de beaux fantômes de chair et de désir, qui ne hantent pas mais qui accompagnent. Des fantômes incroyablement vivants, solaires, sexués, sans contraintes ni tabous, à l’image des films eux-mêmes. Affranchis. Différents. Uniques en leur genre. En cela infiniment attachants. (…) Comme autant d’autoportraits en forme de kaléidoscope. »

Didier Roth-Bettoni clôt sur ces lignes le livre qu’il a consacré à ce singulier cinéaste, paru chez ErosOnyx éditions en 2016. Pas de meilleur guide pour entrer dans le dernier film de Vallois qui sera présenté au festival Chéris-Chéries, au cinéma MK2 Beaubourg, le vendredi 22 novembre 2019 à 15 h 40 : L’Adieu à Moustapha, séance suivie d’une rencontre avec le metteur en scène.

Ce film, c’est d’abord une fantasmagorie baroque à voir au moins deux fois pour en démêler les fils, une drôle d’histoire d’amour entre deux gigolos, un de soixante-dix ans et toujours appétissant, l’autre en pleine verdeur, et une drôle d’histoire de cinéma entre deux films, l’un sur le tournage et l’autre sur le résultat qui n’arrive à voir le jour que par l’incroyable virtuosité technique et narrative de Vallois, un numéro de prestidigitateur numérique ! Rien de convenu dans L’Adieu à Moustapha. Toujours, signature de l’univers valloisien, ce chassé-croisé du cœur et du cerveau, de la réalité et de l’imagination. Le vrai accouche d’un faux qui nous séduit et nous fait nous poser l’éternelle question : nos plus belles histoires d’amour ne doivent-elles pas se terminer par un film à nous faire dans la tête ?

Imbroglio de sexe, de suspense et d’émotion. Chez Vallois, les gigolos ont de l’humour et du cœur, se cherchent, se fuient et se tourmentent comme des amants. Francis, incarné par un Vallois portant perruque, ex-gigolo, s’est épris de Sofiane, gigolo beur en pleine fleur, gigolo pas comme les autres, honnête et voyou à la fois, « fantôme de chair et de désir » justement. Le fuyant gigolo Sofiane a une histoire que Francis veut connaître, un passé d’humiliation par des patrons sordides ; il essaie de s’en sortir par ses charmes. Un gigolo mystérieux, à la fois garnement et gouape, devenu l’ami de son client qui voudrait l’aider à avoir des papiers pour rester en France. Il séduit autant par sa dégaine que par sa verve dont on avait eu un échantillon dans Le Bagage ultime, film précédent de Vallois. Il a une tchatche aussi désopilante que les plans cul vrais ou faux qu’il aime raconter, aussi déboussolante que sa… matraque, un accent aussi épicé que sont longues ses dents de jeune loup.

Lui-même mirage complexe, Sofiane a aussi des troubles et cauchemars hallucinants de « drogueur », pour reprendre un de ses mots. Coup de théâtre ! Sofiane se révèle bien plus chercheur de trésors que de passes. Sans doute a-t-il fouillé (après quelle crapulerie ?) dans les secrets d’un client collectionneur de joyaux archéologiques et depuis, il rêve de poêle à frire (oui, j’ai bien écrit « poêle à frire », comprenne qui verra le film !) comme on rêve de baguette magique Le voilà entraînant Francis dans sa quête. Détection éprouvante, car cet ange brun, spécialiste du masque de beauté (voyez le film pour comprendre !) , sent le soufre, toujours entre deux cauchemars de chat noir ou de cadavre qui le hantent. Déjà, dans le deuxième long métrage du cinéaste sorti en 1976, Johan, carnet intime d’un homosexuel, Vallois était la proie d’une autre gouape, obscur objet du désir que l’on ne voyait jamais pour la simple raison qu’il était sous les verrous, et ce fantôme d’amour s’incarnait dans le film en un portrait éclaté de beaux gars, nimbés de sable dans une arène de lutteurs ou d’un nuage de talc dans un loft devenu dancing kitsch et lupanar proustien… L’atout majeur de Sofiane, dans ce nouveau film, n’est-il pas, comme pour Johan, son art d’apparaître et de disparaître comme un djinn de contes d’Orient ? Jusqu’où peut-on aller pour une telle énigme ? Il est vrai qu’il faut aussi compter avec lui sur un autre sortilège, la présence du mystérieux Moustapha qui fait de chacune de ses apparitions un plan à trois…

On aura compris que Vallois nous entraîne ici dans un de ces nouveaux voyages espiègles dont il a le secret, avec des motifs entrelacés de désir et de mort qui rôdent depuis Haltéroflic (1983) ou de puzzle policier comme dans L’Énigme des sables (1987)… Et si le charme fonctionne, ce n’est pas seulement parce qu’on est tenu en haleine par les fils entrecroisés d’une intrigue savante jusqu’au casse-tête, c’est aussi par les inventions cinématographiques de ce qu’il faut bien appeler le style du cinéaste. Alternance rigoureuse de la couleur et du noir et blanc pour passer du réel à la fiction, décor filmé sur fond vert pour y incruster les personnages et nous griser d’illusion puisque Sofiane est trop beau pour ne pas filer comme un éclair avant la fin du tournage : il faut donc jongler pour que le spectateur se croie tour à tour à Paris, dans une forêt et un gîte de Bourgogne, découper les silhouettes et les mettre sur fond de paysage urbain ou champêtre (on sait que Vallois s’est toujours senti appartenir aux deux univers), reconstituer la voix de Sofiane pour des répliques non enregistrées, recourir à des ombres chinoises, laisser parfois en noir son visage dans la cagoule, offrir aux spectateurs des mirages de cinéma, des iris de chat d’un vert phosphorescent dans le noir et blanc, une scène de sodomie tendre et brutale qui passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, une haie feuillue incrustée sur une toile vivante qu’on plie et replie comme un drap des mille et une nuits… On n’a pas oublié la myriade d’images vivantes de l’album cinématographique tourné en 1984 en hommage à Huguette Spengler, avec Huguette Spengler, ma patrie la nébuleuse du rêve… Il y a de l’artisan Méliès dans la lanterne numérique de la caméra de Vallois, technique dont il essaie patiemment tous les tours et détours, toutes les astuces, comme un enfant, avec des ciseaux et un pot de colle, peut parvenir à un véritable kaléidoscope ! On peut voir L’Adieu à Moustapha comme une déclaration d’amour kaléidoscopique à une belle gouape filante.

Dans le cinéma astucieux de Vallois, homme orchestre de la technique, jusqu’au bout il y aura de la vie, du sexe, de l’amitié fidèle et des couples funambules. Une amie-fée, mi-Gelsomina mi-Louise Brooks, Anne tantôt blonde et tantôt brune, prononce émerveillée les prénoms associés de Francis et Sofiane. Vallois incarne le septième ciel renouvelé de chaque saison de la vie : « Arrivé à la retraite, c’est bon de s’abandonner au plaisir de l’autre ». Et il y a ses mots à son ami Juan l’Argentin, victime d’un AVC dont il se relève « confondu » mais debout, vêtu de rouge et toujours noble de visage. Juan le remercie de lui avoir lavé les slips durant son long séjour à l’hôpital. Ils réveillent ensemble près de cinquante ans de souvenirs et Philippe de le tancer quand il trouve que Juan parle trop de la mort : « Pense à la vie, pense à l’instant ! ». Philippe Vallois, « l’homme qui aimait les hommes » les aime toujours, réinvente la vie à coup de « cinéthérapie » et transmute ses deuils les plus intimes à chacun de ses films de cinémagicien.

Pierre Lacroix, novembre 2019