IDYLLES SOCRATIQUES vu par « Culture et questions qui font débat »

Idylles socratiques (Les Néoplatoniciens), Luigi Settembrini

Luigi Settembrini et les garçons, Luigi Settembrini et les femmes, Luigi Settembrini et la morale… Dans son récit qu’il attribua à un dénommé Aristée de Mégare, l’auteur italien du XIXe siècle cherchait-il à rédiger son portrait secret ? L’érudite postface de Domenico Conoscenti (spécialiste de l’auteur italien) ne peut répondre de manière infaillible à cette question.

Les deux jeunes héros du récit de Luigi Settembrini – Dôros et Calliclès – évoquent les élèves de Socrate. Si le philosophe était plutôt laid, au contraire des deux éphèbes athéniens du récit, il s’est, comme eux, marié et aurait eu des enfants. Ces mariages ne sont pas une vocation tardive, mais une convention de bon aloi accompagnée du respect pour la mère de leurs enfants.

Cette fable – titrée à l’origine « I Neoplatonici » – questionne le plaisir que l’homme ressent avec un homme ou avec une femme :

« Je crois, dit Dôros, que c’est précisément parce qu’il [le plaisir ressenti avec une femme] est enivrant et qu’il trouble la raison. Cette ivresse est à l’origine de toutes sortes de difficultés […] : les jalousies, les dépenses, les enfants, les ennuis domestiques, qui ne se produisent pas après l’autre plaisir. Ce dernier est toujours serein et égal, et sans aucun gaspillage. C’est pour cela qu’il convient plus au sage. » (p. 27)

« Calliclès épousa Psyché et Dôros épousa Ioessa. Chacun vécut dans sa propre maison, eut des enfants, une famille, et fut respecté par ses concitoyens. Les deux amis ne suivirent plus les préceptes de Platon, notamment celui qui prévoit le partage des femmes, mais suivirent les lois de leur propre patrie et de l’amour. C’est pourquoi chacun d’eux aima et honora sa propre femme. » (p. 50)

Ces répliques rappellent l’échange entre Callicratidas l’Athénien et Chariclès de Corinthe, dans le dialogue « Des amours » de Lucien de Samosate :

« Le mariage est infiniment utile à la société ; il rend heureux lorsqu’on a le bonheur de bien rencontrer. Mais la philopédie, considérée comme le gage d’une amitié pure et chaste, n’appartient qu’à la seule philosophie. Je permets donc à tous les hommes de se marier ; mais les philosophes seuls ont droit d’aimer les jeunes garçons, la vertu des femmes n’est pas pour eux assez parfaite. »

Il reste pourtant une divergence importante dans la fable de Luigi Settembrini par rapport aux pratiques pédérastiques de la Grèce antique : la réciprocité. Dôros et Calliclès vivent une égalité parfaite d’âge et de rôle entre l’amant et l’aimé. Il s’agit, là, de l’aspect fondamental de ce récit qui lui donne des couleurs contemporaines. On peut ainsi douter de l’origine antique de cette fable. En effet, la pédérastie devait être liée (à une époque ; pas exclusivement sans doute) à la pédagogie et à l’initiation : présence d’un maître et d’un élève. Le maître était l’éraste, c’est-à-dire l’amant au sens actif du terme, et l’élève était l’éromène, au sens étymologique « celui qui est aimé » : il avait donc un rôle sexuel passif. Tout le contraire de la réciprocité présente dans la fable de Luigi Settembrini.

Le récit décrit la naissance de l’amour entre Dôros et Calliclès et la réflexion sur l’amour platonique qu’ils mettent en pratique avec le philosophe Codros. Il se poursuit sur les rencontres entre les garçons et la danseuse Innide, individuelles puis à deux. Enfin, alors que la jeune femme sort de scène, Calliclès tombe amoureux de Psyché et Dôros tombe amoureux de Ioessa, la cousine de son ami : les deux garçons se marient, assurant leur descendance.

Le narrateur, omniscient et extérieur aux faits, joue un rôle non négligeable, dans la lecture de cette fable ; par son discours, il devient complice du lecteur et positive ce qu’il voit :

« Je crois que, si les Dieux immortels regardent les affaires humaines, ils ont dû prendre plaisir à regarder cette très belle chose, et peut-être même ont-ils éprouvé de l’envie envers ces deux jeunes hommes épanouis, qui s’aimaient tant et jouissaient selon la justice et l’amour. » (p. 13)

« Que voulez-vous ? Ils avaient dix-huit ans ! Et ils s’endormirent ainsi. » (p. 28)

« Ils lui firent ce dont ils avaient envie et ce dont Innide avait aussi envie, et ce dont vous auriez envie, vous, et ce dont j’aurais envie, moi aussi, et je n’en dis pas davantage. » (p. 32)

Si la structure de ce récit de formation n’est pas très innovante (quelques éléments inattendus ralentissent néanmoins délicieusement l’action), son écriture, dont la force vient d’une alliance légère entre la tendresse et le mordant, est riche, élégante et fouillée.

La dernière séquence du récit, après la célébration des conventions sociales et familiales, introduit une touche imprévue…

■ Traduction de Patrick Dubuis, éditions ErosOnyx, avril 2010, ISBN : 978291844015