À voir : « The Happy Prince »

« The Happy Prince » (Le Prince Heureux), Rupert Everett, Germano-belgo-italo-britannique, 2018

« La Misère excède tout Mystère » (Le Prince Heureux)

« Chaque homme tue l’être qu’il aime » (Ballade de la geôle de Reading)

Ce film aux reconstitutions historiques soignées et dont la narration suit une temporalité fragmentée par des aller-retour fréquents entre passé et présent, qui lui insuffle une dynamique certaine redoublée par une caméra très mobile, relate les deux dernières années de la vie d’Oscar Wilde. Il a pour titre le titre d’un conte publié en recueil par l’auteur avec quatre autres contes en 1888. Plus qu’un titre, il est un véritable fil rouge cité tout au long du film. C’est l’histoire d’un don de soi, d’un sacrifice, tant celui du Prince qui offre ses richesses jusqu’à s’anéantir lui-même, c’est-à-dire anéantir sa propre beauté, à ceux qui souffrent et sont dans la misère, que celui de l’oiseau (hirondelle ou martinet selon les traductions de « swallow ») qui, pour aider le Prince, par amour pour lui, reporte sans cesse son voyage en Égypte, seul susceptible pourtant de lui éviter le froid fatal de l’hiver. Un don de soi absolu donc, poussé jusqu’à son dénouement tragique, jusqu’à la mort, et qui fait aussi de l’amour un masochisme et met en scène le passage de la gloire au rebut, cœur de plomb du Prince et cadavre de l’oiseau finissant sur un tas d’ordures.

Par amour, par don de soi, par bravoure aussi, Oscar Wilde a connu dans sa vie une terrible épreuve. Qui l’a brisé. Voilà un homme célèbre, qui attire les lumières sur lui, est au centre de la « bonne société », dont les pièces de théâtre triomphent, qui se retrouve condamné à deux ans de travaux forcés pour crime de sodomie, conformément à la législation anglaise d’alors. Un énorme scandale. Une chute brutale. Un artiste clairement sacrifié sur l’autel des convenances et des bonnes mœurs, à la trajectoire interrompue, dont la plupart se détourne avec horreur. Il est devenu un paria que l’on renie. Aucune considération pour son courage alors qu’il n’a pas fui comme on le lui conseillait, qu’il a purgé toute sa peine. Il a payé, il a tout perdu. Sorti ruiné de prison, il lui faut survivre. Le film le fait bien comprendre à travers de courtes scènes comme celle de cette admiratrice qui le reconnaît dans la rue mais dont le mari ordonne qu’elle s’éloigne, et à qui il demande de l’argent, toute honte bue, également par la réaction du directeur de l’hôtel en Normandie qui le chasse dès qu’il est reconnu sous le pseudonyme de « Sebastian Melmoth » (choisi en référence à saint Sébastien naturellement qui l’a toujours fasciné et de l’homme errant, Melmoth, le personnage de Charles Robert Maturin dans son roman Melmoth, the Wanderer ). Comme si la prison se prolongeait en une relégation qui n’en finirait plus, comme s’il lui fallait devenir socialement invisible.

Le sacrifice d’Oscar Wilde prend dans l’interprétation de Rupert Everett une dimension supplémentaire que l’on pourrait qualifier de christique et qui renvoie d’ailleurs à la figure présente dans l’œuvre de l’artiste-Christ. Car l’insulte, l’humiliation publique ne lui sont pas épargnées, comme à la gare de Clapham Junction lors d’un transfert de prisonnier. La scène revient dans le film comme un paroxysme de l’outrage subi : dans sa tenue grise et sale, tête rasée, il reçoit des crachats. De même en Normandie où, pourtant libéré et en exil, la persécution continue à travers de beaux jeunes gens chic, jeunes touristes britanniques, qui se retournent contre lui dès qu’ils le reconnaissent et le poursuivent avec les deux amis qui l’accompagnent dans les rues de la ville balnéaire. S’engage alors une course-poursuite de plus en plus oppressante, jusqu’à ce que les pourchassés trouvent refuge dans une église. Éternelle chasse au pédé qui trouve toujours à s’exprimer, de nos jours comme au temps de Wilde.
Là cependant, dans ce lieu sacré et filmé comme tel, un revirement se produit. Les garçons osent pénétrer dans l’église, ils marchent vers leurs victimes, l’affrontement semble inévitable et c’est alors qu’Oscar Wilde leur fait face et les fait fuir. Par une violence qu’il ne se connaissait pas, mû aussi par l’énergie du désespoir (il leur lance : « Je suis déjà mort ! »), il chasse ses assaillants en leur montrant qu’il n’a pas peur d’eux, qu’il est plus fort qu’eux. Quelque chose en lui a réagi, a relevé la tête. Oui, il a été tué socialement et moralement, oui, on l’a banni à jamais, mais il n’est pas mort. L’artiste aux multiples dons et qui n’hésite pas à creuser sous la surface des choses, le brillant causeur aussi, maître des paradoxes et des aphorismes, l’homosexuel provocant continuent à se dresser contre l’hypocrisie et la haine.

C’est l’autre face du film et pour moi les moments les plus beaux, quand renaît sous les oripeaux de la misère et du déclassement Oscar Wilde en personne, le Prince de l’Esprit et de l’Amour. Amour des garçons bien sûr, par le truchement du couple infernal mais ô combien passionné d’Oscar et de « Bosie » (Alfred Douglas). À Naples, lieu d’une splendide débauche, où le naturel des amants n’a d’égal que leur aveuglement sur la réalité de leurs sentiments, où les pêcheurs plongeant de leur barque qui miroite dans le golfe au petit matin deviennent l’image même d’une beauté supérieure et inaccessible. À Paris où Oscar solitaire se blottit dans les tendres bras d’un grand frère, sorte de Gavroche qui lui accorde bon gré mal gré ses « moments pourpres », tandis que le cadet attend impatiemment dehors de reprendre ses activités plus ou moins louches de gamin des rues.
Qu’importe si, pour vivre ces étreintes arrachées à l’adversité, il faut payer, qu’importe si le soleil des corps et des sexes doit se lever sur le terreau fétide de la misère et du sordide, qu’importe si, après toutes les souffrances endurées par Oscar, ses rapports avec Alfred, à l’opposé de ceux qu’il entretient avec Robert Ross -son premier amant connu comme tel, Robbie comme il l’appelle affectueusement et dont il fera son exécuteur testamentaire-, sont aussi orageux, tourmentés et violents qu’une vie commune s’avère définitivement impossible. L’amour et la jeunesse, comme une grâce, brillent, pareils au rubis et aux saphirs du Prince Heureux. L’art et l’esprit, comme une grâce, brillent, intacts, au moment d’entonner une chanson devant la petite foule d’un cabaret ou de raconter une histoire (celle du Prince Heureux ou une autre) aux deux gamins qui se confondent un instant avec ses deux fils Cyril et Vyvyan.
Magie de la parole, magie de qui sait envoûter son auditoire, poser sa voix comme un chant et un sortilège. En faisant fi des conventions, des barrières sociales, des préjugés, de la peur il s’agit de vivre selon sa loi, d’assumer sa complexité et ses contradictions, la paternité de ses deux fils comme les caresses de ses amants, l’horizon de la foi comme la matérialité des jouissances.

André Sagne