La poésie lesbienne de Renée Vivien
par Camille Islert
25 novembre 2019
À l’occasion des cent dix ans de la mort de Renée Vivien (1877-1909), les éditions ErosOnyx, qui se sont attelées depuis une dizaine d’années à la republication des œuvres de la poétesse Belle Époque, font paraître un petit livre-CD tout à fait singulier dans lequel celles-ci côtoient la création contemporaine : Treize poèmes de l’écrivaine fin de siècle mis en musique par Pauline Paris et illustrés par Élisa Frantz.
Renée Vivien, Treize poèmes. Mis en musique et chantés par Pauline Paris. Dessins d’Élisa Frantz. Introduction d’Hélène Hazera. Présentation de Nicole G. Albert. ErosOnyx, coll. « Chansons », 56 p., 25 €
Ce volume, très joliment mis en forme, se complète d’une introduction d’Hélène Hazera et d’une présentation de Nicole G. Albert. Les trois motifs poétique, musical et pictural se trouvent ainsi réunis dans un livre qui, tendant un pont entre deux siècles, met en lumière toute la modernité contenue derrière la forme classique de l’œuvre de Renée Vivien, cette même modernité dans la représentation de l’amour lesbien et du genre qui lui a valu, en son temps, une mise à l’index. Par ce dialogue entre les arts, Pauline Paris et Élisa Frantz viennent donc poursuivre une union déjà entamée par Renée Vivien qui, dans sa grande ambition créatrice, souhaitait créer pour son monde lesbien une œuvre totale au sens wagnérien du terme : musicale, poétique et picturale.
La majorité des pièces sont piochées dans les premières œuvres de Vivien, encore hantées par la présence, derrière les traits d’une amante sensuelle et cruelle, de Natalie Clifford Barney. Cette primauté n’a pas de quoi étonner : les deux recueils Études et Préludes et Cendres et Poussières font tous deux une grande place à la musique, n’ont pas encore la coloration nettement fin de siècle de La Vénus des aveugles, et sont dès lors peut-être ceux où l’on trouve le plus de résonances avec notre époque. Les Treize poèmes sont parcourus par un grand nombre de notations musicales. C’est que l’amoureuse chez Vivien est toujours à la fois présence charnelle et mélodieuse. La « voix pareille à l’eau courante » de l’ « harmonieuse et musicale amante » de « Parle-moi » se change ainsi en « lente litanie où sanglote l’écho des plaintes infinies » dans « À l’amie », pour laisser place à la mélodie des flots dans l’allitération ô combien chantante de « L’éternelle tentatrice » : « la mer murmure une musique aux gémissements continus ».
Fi de la temporalité rigide de la parution, les poèmes sont redisposés pour donner un nouveau mouvement aux écrits de l’autrice fin-de-siècle. De l’innocence apparente des « Violettes d’automne » à l’érotisme net de « Je t’aime d’être faible », pour retomber ensuite dans l’atmosphère calme de « Prolonge la nuit », Treize poèmes semble mimer une rencontre charnelle. La légèreté première laisse place à la découverte sexuelle de « Fraîcheur éteinte », atteint le pic amoureux, puis donne à voir la séparation finale des amantes. Ce mouvement global est toutefois contrarié par l’étonnante apparition, au cœur du livre et donc du disque, du conte en anglais « The Fjord Undine », magnifiquement raconté par Kate Bousfield-Paris, mais surtout par la variété des interprétations de Pauline Paris. Allant de la ballade au parlé-chanté, passant par la bossa nova et le blues, elle s’amuse aussi à prendre le contrepied du texte : « L’éternelle tentatrice » prend une coloration hawaïenne et sensuelle, et délaisse au passage les notations mortifères des « chevelures vertes » et du « poison », tout comme « Lassitude » qui, devenu valse allègre, nous emmène loin de la métaphore du tombeau filée par le poème initial.
Volontairement ou non, Pauline Paris a ainsi conservé un motif essentiel de l’esthétique de Vivien : le mouvement et la variation. Cette variété est aussi métrique : si le recueil contient un grand nombre d’octosyllabes, vers réputé plus musical, l’alexandrin n’est pas écarté. Il donne souvent des chansons plus solennelles, et trouve un nouveau souffle dans les versions de Pauline Paris. L’interprète ajoute là d’opportunes pauses, crée des refrains, ne s’encombre pas des diérèses, module à l’endroit des tercets du sonnet « Parle-moi ». Dans « À l’amie », elle choisit au contraire de mimer le vers de Vivien, « ta voix aura le chant des lentes litanies », en scandant très régulièrement. Autant de choix de composition qui ramènent avec succès, et sans pour autant les dénaturer, les poèmes du tournant du siècle vers notre ère.
Face aux poèmes, les illustrations d’Élisa Frantz créent la troisième dimension picturale. Aux figures féminines vaporeuses commandées dans les éditions originales par Renée Vivien à Lucien Lévy-Dhurmer, Élisa Frantz vient substituer des dessins épurés, en noir, qui prennent le contrepied du décor luxuriant de l’Art Nouveau. Chargées de sensualité et de symboles, les illustrations du volume présentent, comme les poèmes de Vivien, une féminité plurielle, tantôt grandiose et érotique, tantôt légère ou plus sombre.
En miroir au poème « Fraîcheur éteinte », une scène orgiaque exclusivement féminine lui est inspirée par le vers « Je me sens grandir jusqu’aux Dieux », image d’une érection féminine symbolisée par une figure aux allures de déesse Athéna, victorieusement assise sur une colonne. On retrouve cette image triomphale de la féminité et du lesbianisme aux côtés du poème « À l’amie » : une femme géante, dont le sexe est caché par un lys qui, déjà chez Vivien, avait valeur de métaphore, marche nonchalamment, tenant une amante implorante dans sa main. Ailleurs, la forme féminine est, comme chez la poétesse fin de siècle, fuyante : de dos et couverte de long cheveux pour « The Fjord Undine » et « L’éternelle tentatrice », où elle apparaît sur un rocher lointain, couchée sur le côté pour « Lassitude ». La sensualité, suivant le mouvement du recueil, touche à son paroxysme avec l’illustration de « Je t’aime d’être faible », donnant à voir deux amantes nues et enlacées, l’une ayant, en guise de visage, une rose légèrement flétrie très évocatrice. Comme la musique, les images du recueil embrassent la facette sombre de Vivien tout en laissant la part belle au flamboiement de l’érotisme et à une légèreté heureuse. Elles forment des échos parfaits à la musique de Pauline Paris.
Pour autant, l’époque de Vivien reste présente à travers des clins d’œil à Aubrey Beardsley ou à la plus tardive Tamara de Lempicka. Dès la couverture, inspirée du tableau Die Bonbonnière de Franz von Bayros, deux époques dialoguent sans se concurrencer. Comme chez Renée Vivien, le regard masculin est toutefois évacué : les illustrations arrachent l’érotisme lesbien au fantasme des artistes décadents masculins et en donne une version épurée, rappelant un autre poème très moderne de Renée Vivien :
J’ai puérilisé mon cœur dans l’innocence
De notre amour, éveil de calice enchanté.
Dans les jardins où se parfume le silence,
Où le rire fêlé retrouve l’innocence,
Ma Douce ! je t’adore avec simplicité.
Le présent volume est un hommage à Renée Vivien autant qu’une réinterprétation de son œuvre. Cette création en continuum, qui reprend, poursuit, ouvre l’œuvre originelle, correspond elle aussi à l’une des ambitions poétiques de Vivien qui se réapproprie partout le travail de ses prédécesseurs, par la traduction et la réécriture : elle donne une version décadente des sonnets de Shakespeare, traduit et poursuit les poèmes de Swinburne, et, surtout, crée un pont de vingt-sept siècles entre elle et Sappho dont elle traduit, complète, poursuit les fragments dans un recueil de 1903. De ce petit livre-CD émane une réalisation possible de l’idéal de Renée Vivien, idéal vertical de transmission féminine à travers les siècles, idéal horizontal de la communauté des femmes.
Difficile de prêter des intentions à une disparue, mais il est fort probable que Renée Vivien, soucieuse de rester dans la mémoire de son lectorat féminin, eût aimé ce volume dans lequel les arts s’enlacent et s’enchevêtrent comme les « tissages » de Sappho, image dans ses recueils de la perfection créatrice.