L’Oscar Wilde de Saint-Péterbourg, par René de Ceccatty dans Les Lettres francaise le 7 septembre 2018

Mikhaïl Kouzmine, l’Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg
Publié le 17 septembre 2018

En vendant ses journaux intimes au Musée Littéraire d’État de Moscou, trois ans avant son décès, le compositeur, poète et traducteur de livrets d’opéra Mikhaïl Kouzmine (1872-1936) ne se doutait certes pas qu’il envoyait bel et bien à la mort ses amis, comme cependant il l’avait craint, bien des années auparavant, dans une anticipation qui tentait le diable. Ses révélations politiques et sexuelles, écrites sans aucune mauvaise intention, mais avec une totale liberté, n’étaient pas du goût de l’ignoble épurateur stalinien Lavrenti Beria qui cependant les attendait. C’était plus qu’il ne lui en fallait pour l’autoriser à faire fusiller écrivains, poètes, artistes sous le prétexte qu’ils « complotaient ». Et d’envoyer quelques autres au goulag.

La magnifique et bouleversante biographie de ce rebelle libertaire qu’était l’auteur des Ailes et des Chants d’Alexandrie, trace le portrait d’une sorte d’Oscar Wilde de Saint-Pétersbourg, ainsi que les historiens de la littérature russe devaient le surnommer. Ce contemporain de Proust et de Gide s’était cru assez fort pour exprimer sans voile son esthétisme, qui dépassait les limites d’un aveu de ses attirances sexuelles. C’était un cas assez rare pour sa génération, car il était totalement dépourvu de culpabilité et parvenait à mener une vie sans masques, contrairement à son compatriote Tchaïkovski, contraint par ses angoisses à se marier contre sa nature et ses orientations.

Les Ailes, traduit pour la première fois en français il y a seulement une vingtaine d’années par Bernard Kreise (Editions Ombres), permettait de mesurer l’envergure de ce grand écrivain qui, à vrai dire, fait plutôt penser à D.H. Lawrence (en particulier à La verge d’Aaron) ou à E.M. Forster (à Maurice ou Chambre avec vue). Amoureux de la musique, de la peinture, de l’Italie, il tentait de se représenter une humanité idéale, affranchie de tout code social et vivant jusqu’au bout son amour de la beauté. Pas plus que Walt Whitman, il ne définissait l’amour entre hommes selon des codes psychologiques, comme une déviance, naturelle ou volontaire, mais plutôt comme « une camaraderie d’amour ». Et ce n’était donc pas un défenseur de la marginalité. Bien au contraire, il aspirait à convaincre ses lecteurs, hommes et femmes, de se délivrer du carcan des principes religieux et familiaux, pour donner à l’amour une place sereine et lui faire échapper aux contradictions et aux conflits de l’âme et du corps, des choix individuels et des comportements liés à la norme.

Les Ailes a paru en 1906. Kouzmine avait alors trente-quatre ans. C’était un compositeur déjà renommé. Et c’est d’ailleurs la musique qui lui permettra de survivre, grâce aux adaptations de livrets étrangers (les opéras de Wagner, de Mozart, de Richard Strauss, de Berlioz, de Verdi, de Berg même puisqu’il est l’auteur de la version russe chantée de Wozzeck) et à ses musiques de scène pour les différents théâtres (pour certains très officiels) avec lesquels il collaborait. Critique de théâtre respecté, il participa très activement au renouveau de la scène russe, auprès d’écrivains, d’acteurs et de metteurs en scène, et lui-même fut l’auteur de plusieurs pièces qui obtinrent pour certaines un grand retentissement.

Son œuvre littéraire ne passa pas inaperçue et il parvint à se maintenir toujours présent dans le monde intellectuel russe, auprès de la plupart des grands écrivains, d’Essenine à Tsvetaieva, en passant par Akhmatova ou Pasternak, Blok, Bielyï, Zamiatine, Sologoub, Chklovski, Maïakovski et Mandelstam et d’autres artistes comme Diaghilev et Meyerhold. Étant donné la finesse, l’acuité de ses jugements littéraires, l’étendue exceptionnelle de sa créativité, le courage de ses positions, sa curiosité insatiable qui traquait tous les talents novateurs, les remarquait, les soutenait, il bénéficiait de la part de ses amis (du moins tant que cela ne les mettait pas eux-mêmes en danger) d’une grande admiration pour son intelligence, son invention poétique et ses analyses sociales, psychologiques, religieuses ou stylistiques et d’une tolérance ou d’une indifférence à l’égard de sa vie privée tumultueuse, mais aussi, de la part des autorités (jusqu’à l’arrivée de Beria), d’une certaine indulgence.

Il pouvait s’exprimer librement, et les censures qui parfois touchaient les revues qui le publiaient, ou entraînaient les soudains reculs de ses éditeurs, n’avaient pas d’effet définitif. Il menait une vie très libre, quoique pas très heureuse, tombant amoureux de ses camarades, puis d’hommes de plus en plus jeunes à mesure que lui-même vieillissait. Ses partenaires, ne manifestant pas la même liberté, étaient souvent bisexuels et finissaient par renoncer à toute intimité érotique avec lui, mais non à son amitié. Son dernier et plus durable compagnon, un acteur devenu peintre, Iouri Iourkoun (de vingt-trois ans son cadet), rencontré en 1913, sans cesser de vivre avec lui, s’éprendra d’une célèbre actrice, Olga Nikolaievna Gildebrandt, dite Arbenina, qui acceptera le ménage à trois. C’est lui, Iourkoun, héritier de Kouzmine, qui paiera le premier les indiscrétions contenues dans les journaux, passées aux mains du NKVD (le Commissariat du Peuple aux Affaires intérieures), après avoir été longtemps convoitées par la Guépéou, qui tout en perquisitionnant et harcelant le couple d’hommes n’avait jamais mis leur vie en danger.

Ce journal, abondamment cité, est bien entendu, avec sa correspondance privée, la source première de cette biographie, et c’est probablement l’œuvre la plus importante de Kouzmine qui développe sans fard sa critique du monde soviétique, mais comme il l’aurait fait de n’importe quelle société étouffante et hypocrite qui limitait la liberté d’expression.

Les Ailes avait donc dès 1906, avant la révolution de 1917, la même animosité contre toute intrusion du jugement collectif et moraliste dans la vie individuelle. Ce roman d’initiation sexuelle d’un adolescent raffiné et sensible, confident de jeunes adultes frustrés, et traumatisé par le suicide d’une jeune fille amoureuse d’un jeune homosexuel dont il est lui-même amoureux, part en guerre contre toutes les étroitesses d’esprit et défend l’idée d’un possible dépassement de l’être humain par l’idéal artistique. Le mariage y est conspué, mais comme creuset d’inhibitions, de mensonges, d’arrangements. « Les hommes marchent comme des aveugles, comme des cadavres, alors qu’ils pourraient créer une vie absolument incandescente où toute jouissance serait à ce point exquise qu’on aurait l’impression de venir de naître, de se trouver sur le point de mourir… », écrit-il dans ce roman. Et suit l’idée platonicienne (et winckelmannienne) d’un surpassement de l’attirance charnelle pour les femmes (jugé « vulgaire », parce que trop pulsionnel, comme dans le Banquet) dans l’aspiration à la beauté grecque, statuaire, presque désincarnée. Et l’on ne s’étonne pas non plus qu’il fût un admirateur du poète August von Platen.

Les Ailes est un roman d’idées, un peu comme l’est son exact contemporain japonais Oreiller d’herbes de Natsumé Sôseki dans un autre contexte culturel (encore que Sôseki qui avait vécu en Ecosse et en Angleterre ait eu une connaissance très précise de l’esthétisme occidental) : il s’agit d’y définir la vie comme création poétique.

La présence d’un adolescent fragile et passionné, interlocuteur précoce de jeunes femmes qui comme lui tentent de s’abandonner sans retenue à l’amour et de combattre l’idée de péché et qui trouvent en lui un auditeur particulièrement réactif, au point de finir par le préférer à leurs amants, non sans violence, rend plus vibrant ce récit intellectuel. « N’est-ce pas le Seigneur qui a créé tout cela — l’eau, les arbres, le corps ? Le péché, c’est de s’opposer à la volonté du Seigneur, quand, par exemple, on est prédestiné à quelque chose, quand on ressent une aspiration vers quelque chose : ne pas le permettre, voilà où est le péché ! »

La fin heureuse de l’histoire (le jeune Vania s’unit enfin à son bien-aimé, après une longue initiation esthétique en Italie par son professeur de grec et par un chanoine, personnages que Kouzmine a empruntés à sa propre vie) ne fut pas la moindre cause du scandale que provoqua sa publication… Les biographes résument ainsi l’homosexualité de Kouzmine : « Kouzmine avait eu des liaisons et aventures sexuelles avec des “icônes” mâles de l’époque (gardes, garçons de bains, cochers, ouvriers ), mais il n’avait jamais fantasmé ou défini la virilité selon l’activité ou la classe sociale. Il n’avait pas davantage tenu ses amants, quelles que fussent leurs origines, à l’écart de son propre milieu intellectuel et culturel. Son attirance pour des jeunes gens comportait toujours une part esthétique et artistique. »

Est-ce aux hésitations constantes que Kouzmine eut quant à son mode d’expression (musique, poésie, récit, essais théoriques, traductions) qu’il dût d’avoir été sous-estimé et parfois aigrement critiqué ? Ce sont plutôt, selon les biographes, les persécutions staliniennes qui ont étouffé son œuvre après sa mort. Miraculeusement, il échappa lui-même à l’exécution pure et simple, contrairement à ses amis et à son amant. Mais sans doute, le fait qu’il se soit beaucoup dévoué à l’œuvre des autres (il a traduit, outre les livrets d’opéra, les œuvres de Barbey d’Aurevilly et d’Henri de Régnier) l’a-t-il découragé d’approfondir sa propre personnalité d’écrivain, dans un climat par ailleurs constamment polémique et contraire à ses audaces.

Bien sûr, Kouzmine était un lecteur de Shakespeare et de Michel-Ange (il traduisit certains sonnets à Cavalieri) dont il partageait idéaux et sexualité. Et c’est sous leur enseigne que se réunissaient les esthètes homosexuels autour de lui, dans des clubs et des cabarets qu’il inspirait et même fondait. Ses recueils étaient plus ou moins discrètement les reflets de sa vie amoureuse : la liste des modèles et des dédicataires est celle de ses amants, qu’il ne cachait pas et que le tout Saint-Pétersbourg reconnaissait. Mais il s’agissait de muses masculines élevées au niveau de guide spirituel. Tout cela animait les revues auxquelles il collaborait et qui publiaient les premières versions de ces poèmes lus comme des fragments de journaux intimes où se mêlaient confidences et prises de position esthétiques, sur le modèle du symbolisme français. Lacs d’automne, Filets, Pigeons d’argile, La truite rompt la glace : les recueils sont les miroirs de sa vie sentimentale qui a pour protagonistes Kniazev, Ionine, Miller. Mais si tous eurent de l’importance et causèrent divers mélodrames personnels, aucun ne joua le rôle décisif de Iossif Yurkunas, devenu Ossip Iourkoun, dit Iouri.

Si son journal est un atelier de réflexion amoureuse et créatrice, Kouzmine y déverse aussi toute la haine que lui inspire « la pourriture bolchévique ». Mais il accepte cependant des responsabilités dans les revues et les théâtres qui limitent son indépendance sans pour autant le faire taire. Le mysticisme de l’écrivain, sa tendance à lire l’histoire comme un théâtre où apparaissent et se succèdent des figures légendaires, dont la vie réelle n’est qu’un reflet, lui accordent une apparente invulnérabilité. Le mariage de Iourkoun le fit souffrir, mais ne modifia finalement pas son existence, le jeune peintre ne s’éloignant pas de son mentor et lui restant, à sa manière, fidèle. Kouzmine se sentait autorisé à d’autres amours parmi lesquelles se détachait Lev Rakov, étudiant de dix-neuf ans (Kouzmine en avait cinquante-et-un), auquel, retrouvant un ton plus clair et plus direct que dans ses œuvres précédentes, il dédia successivement deux recueils, Le nouveau Hull et Les vagabondages de Hull.

Malgré la suspicion constante dont il faisait l’objet et les critiques qui dénonçaient son décadentisme bourgeois, Kouzmine conservait un statut que permettait sa considérable force de travail, notamment dans les traductions et au théâtre. Bien qu’il perçût la novation qu’apportaient les œuvres de Proust, de Joyce et de Freud, il n’évalua pas entièrement la révolution qu’elles mettaient en route sur le plan, cette fois-ci, de la psychologie et de la littérature. Même si, dès 1918, où Iourkoun fut arrêté (et libéré quelques mois plus tard grâce à l’intervention de Maxime Gorki), la vie de Kouzmine ne fut jamais tranquille, il poursuivit son œuvre de dissident modéré. Son amitié pour le sexologue allemand qui tentait de faire partout décriminaliser la sodomie masculine, redoubla les surveillances de la Guépéou, mais n’ostracisa jamais complètement le poète qui avait acquis dans le monde culturel une position trop forte, incontournable.

Comme le soulignent les biographes, même s’il notait dans son journal deux ans avant de mourir « Je ne suis nulle part à ma place », il faisait partie de l’Union des écrivains, et était parvenu à vendre ses archives. Ce fut son erreur, car la police, à son insu, le passa au tamis. Et pourtant, dès la fin des années 1920, il y avait noté : « Si mon journal est saisi et lu, il y aura alors beaucoup d’entre nous qui seront fusillés. » Il mourut le 1er mars 1936, d’une pneumonie. Et le 20 septembre 1938, ses amis les plus intimes, dont Iourkoun, furent exécutés au terme d’un procès sommaire. La mère de Iourkoun succomba à la nouvelle. Sa compagne, Arbenina, tenta de conserver les archives (les peintures de son mari et les manuscrits du poète) qui avaient échappé à la police, mais la plus grande partie disparut dans le siège de Léningrad. Elle-même, après s’être réfugiée dans l’Oural, ne revint à Léningrad qu’en 1948 et mourut en 1980, malheureusement avant que Gorbatchev n’accède au pouvoir et que l’œuvre de Kouzmine ne soit reconsidérée et réhabilitée.

L’épitaphe qu’il rédigea lui-même, alors qu’il n’était que trentenaire, reprenait l’esprit de Stendhal qui avait écrit au même âge pour lui-même en italien « Henri Beyle, Milanais, vécut, écrivit, aima. Cette âme adorait Cimarosa, Mozart et Shakespeare ». Kouzmine proposa : « Mikhaïl Alexeievitch Kouzmine vécut trente ans, but, regarda, aima et sourit. » Cette même année, il avait répondu à un questionnaire d’un de ses amants, Vladimir Rouslov, que lui avait présenté Diaghilev, pour lui dire, à la manière des Notes de chevet de la poétesse japonaise du XIe siècle Sei Shônagon, les choses qu’il aimait et celles qu’il n’aimait pas. Il aurait pu également citer parmi ses préférences Mozart et Shakespeare, mais aurait ajouté bien des poètes et des compositeurs. Et reprenant les réponses de cette très belle lettre, on aurait pu ajouter sur la tombe: « Il aimait la pierre de lune, les roses, le mimosa, les narcisses et les giroflées. Mais il n’aimait pas le muguet, les violettes et le myosotis. Il n’aimait pas la verdure sans fleurs. Il aimait dormir nu sous une fourrure. »

René de Ceccatty


Mikhaïl Kouzmine, Vivre en artiste (1872-1936)

de John E. Malmstad et Nicolas Bogomolov
Traduit de l’anglais par Yvan Quintin, avec la coll. de Pierre Lacroix
ErosOnyx, collection « Documents », 478 pages, 25 €