LA VIE D’ADELE : chapitres 1 et 2 (il serait temps !)

La Vie d’Adèle : Chapitres 1 et 2.

Titre abrégé La Vie d’Adèle, une production belgo-hispano-française écrite, produite et réalisée par Abdellatif Kechiche, 187 minutes. Sortie en DVD le 26 févier 2014.

Sorti en salle le 9 octobre 2013 en France, en Belgique et au Québec, le film a reçu les plus hautes récompenses cinématographiques dont la plus remarquable est la Palme d’or à Cannes, décernée à l’unanimité. Relevons aussi le « Prix du meilleur espoir » et celui du « »Meilleur film en langue étrangère », dans le cadre du « Critics’ Choice Movie Award », récompense décernée aux meilleurs films étrangers par le jury de la Broadcast Film Critics Association depuis 1996. Si le film est revenu bredouille des Oscars 2013, il a en revanche, le 17 décembre 2013, obtenu le Prix Louis Delluc (décerné depuis 1937), considéré comme le « Goncourt du cinéma ».

Inspiré de la bande dessinée (on dit aujourd’hui « roman graphique ») Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, ce long métrage est vite devenu célèbre par son sujet audacieux, par sa qualité artistique, le choix et le jeu des acteurs principaux, de ses deux comédiennes principales d’abord, mais aussi par la polémique très vite suscitée par les déclarations de celles-ci, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, la plus virulente. Le réalisateur s’est même dit « humilié et déshonoré » par les propos de cette dernière. Pourtant les conditions du tournage que Léa Seydoux a prétendu « horribles » les scènes de sexe très explicites (bien que simulées) et jusqu’aux accusations de harcèlement auquel les deux actrices auraient été soumises, n’ont pas éclipsé le mérite et le succès du film. Le verdict du public, lui, a été plus que favorable. « Beau », « émouvant », « magnifique », parfois « un peu trop long », cela rassure ainsi que les 270.000 entrées en cinq jours. La critique, ne se laissant pas abuser par la polémique, n’a pas tari d’éloges non plus, « ode à la vie, à la jeunesse » pour Metronews, un chef d’œuvre selon Télérama, « époustouflant » selon Les Inrocks , « une sublime histoire d’amour » pour Le Point, « un très grand film » selon Libération… On ne saurait tout citer, et c’est du côté de ces éloges que nous nous rangeons, parce que La vie d’Adèle est effectivement un très grand et très beau film. Il est long, il dure trois heures, et à aucun moment on ne s’ennuie. Ajoutons cependant, pour être honnête, que la critique n’a pas été unanime. Éric Neuhoff, par exemple, sur Le Figaro en ligne, descend le film avec une complaisance toute… de droite. De sa critique ne citons que ces lignes : « Kechiche filme avec un Pialat sur la langue. Ce naturalisme pataud, ces images saturées de quotidien, ce réalisme exponentiel n’exigeaient peut-être pas une triple palme d’or à Cannes. » Mais respectons la liberté d’expression et parlons du film.

De quoi s’agit-il ? De la vie d’une adolescente (Adèle Exarchopoulos dont c’est le premier rôle au cinéma), élève de Première, qui rêve du grand amour, convaincue à son âge que ce grand amour ne peut être qu’un garçon. Elle pense l’avoir trouvé en rencontrant Thomas, mais c’est Emma (Léa Seydoux qu’on connaît surtout depuis La Belle personne de Christophe Honoré), une jeune femme aux cheveux bleus, jeune femme libérée, une artiste, qui lui fait prendre conscience que c’est pour les filles qu’elle a une attirance. C’est Emma qui incarne les désirs et les rêves les plus intimes d’Adèle. Apprendre à s’affirmer en tant que femme qui aime les femmes et devenir adulte, voilà ce que nous raconte et nous montre le film de Kéchiche, sans fausse pudeur, sans chercher aucunement à choquer, mais dans la seule intention de dépeindre la vérité du sentiment et du désir. C’est bien une éducation sentimentale, à la fois réaliste et romantique, une histoire d’amour fou, à laquelle assiste le spectateur, l’histoire des commencements de l’amour, toujours si beaux, mais aussi celle des doutes, de la jalousie, de la rupture, de tout ce qui bouleverse une vie quand on aime et surtout quand on aime hors des sentiers battus, hors des normes et des préjugés.

C’est là où tout gay, je veux dire tout homo, pour restreindre l’emploi de ce mot au sexe mâle, se retrouve aussi dans ce film. Quel adolescent en effet ne se croit pas, ne se sent pas, surtout, a-normal, différent, mal dans sa peau, quand, au lieu d’aimer une fille de son âge, de rechercher l’attention et les faveurs d’une camarade, il a éprouvé de l’attirance pour un camarade de sa classe ? quand, au lieu d’admirer telle ou telle actrice à la grande beauté, il rêve secrètement de James Dean ou de Brad Pitt ou bien, s’il est sportif, de Jean Galfione, Christophe Lemaître ou du footballeur Yoann Gourcuff ? Le film touche le public justement par sa justesse de ton et d’analyse. À aucun moment, alors que la salle était comble, je n’ai pour ma part, dans un grand cinéma parisien, entendu la moindre protestation, la moindre moquerie, la moindre réprobation dans les termes injurieux que l’on ne connaît que trop, hélas. C’est dire ! et si nombre de lesbiennes ont réprouvé ou méprisé ce film, sous le prétexte, entre autres, qu’ « il n’y avait aucune lesbienne sur le plateau », on ne peut que le regretter. L’intolérance est malheureusement de tous les bords. Scènes de sexe ridicules, dit une lesbienne américaine, non réalistes dit une autre, et une troisième de déclarer qu’elle se s’est jamais endormie sur les fesses de sa partenaire ! « Deux femmes qui s’emboîtent, voilà une image classique de la pornographie lesbienne réalisée par les hommes», a renchéri l’auteure d’un blog culturel lesbien. Eh oui, c’est là où le bât blesse : le film en effet a été réalisé par un homme. Alors, aurait-il fallu reprocher au film Le Secret de Brokeback Mountain, dont a fait un parallèle de La vie d’Adèle, d’avoir été réalisé par Ang Lee qui, autant qu’on le sache, n’est pas gay ? Quant au reproche fait au film qu’il n’est pas « vrai » dans ses scènes de sexe, simulées, rappelons-le, laissons répondre Catherine Breillat, quand à la même objection elle répliquait : «… ça n’a aucune importance que ce soit vrai ou faux, l’important c’est que ce soit du vrai cinéma. »

Du vrai cinéma, c’est assurément la qualité du film de Kéchiche. Sous-tend le thème de la lutte des classes ‒ Adèle et Emma n’ont pas la même origine sociale, chez l’une on se régale de spaghetti bolognaise, chez l’autre d’huîtres, chez l’une on ne présente pas sa rencontre à ses parents comme son amoureuse, chez l’autre on le fait sans gêne aucune dans une famille à l’esprit ouvert et gay friendly, l’une, Emma qui est artiste peintre reproche à Adèle qui sait écrire de ne pas exploiter ce talent en artiste, la première est une artiste intellectuelle, la seconde veut devenir institutrice. Mais les images, et d’abord les gros plans, frappent davantage le regard. En rapport avec le titre de la bande dessinée bien évidemment, il y a le bleu une première fois évoqué, j’allais dire suggéré, lors des baisers, après l’expérience amoureuse ratée avec Thomas, entre Adèle et une copine dont les ongles sont bleus. Mais surtout ce bleu dont Emma se colore les cheveux, et qui colore les scènes d’amour, avec l’éclairage à la bougie, couleur chaude du plaisir et de la volupté, des soupirs et des râles. Les baisers passionnément échangés sont filmés en gros plan non pour exciter le spectateur hétéro ou la spectatrice lesbienne, mais pour rendre au plus près la peau, les lèvres et en même temps l’émotion, exprimer à la fois la sensualité et le cœur. Notons au passage que la sensualité n’est pas seulement charnelle, c’est aussi celle de la nourriture, de la gourmandise même. La vie et l’amour à pleine bouche !
Adèle est jeune, elle a quinze ans, c’est en étudiant Marivaux (La Vie de Marianne) en classe qu’elle découvre ce qu’est le coup de foudre que le hasard d’une rencontre lui fait ressentir peu après dans la vie réelle. Car la littérature est bel et bien présente dans le film. Marivaux et la sensibilité du côté d’Adèle, Sartre, l’existentialisme et la cérébralité chez Emma, artiste pourtant.

Et finalement c’est peut-être parce que s’opposent la passion amoureuse et la différence de classe entre les deux héroïnes, parce que le cœur domine chez l’une et l’esprit chez l’autre, que s’insinue lentement dans cette belle histoire d’amour, née d’un coup de foudre, le lent poison de la rupture. Emma finit par exposer dans une galerie, Adèle qui est invitée au vernissage, très mondain comme il se doit, est devenue institutrice. Leurs chemins se sont séparés. « A ceux qui n’ont ni rang ni richesse qui en imposent, il reste une âme, et c’est beaucoup. » De qui est-ce ? De Marivaux, dans La Vie de Marianne. Et c’est là la vie d’Adèle.