Lettres volées, roman d’aujourd’hui, suivi de 28 lettres inédites de Robert d’Humières à Colette et d’un dossier spécial autour de Robert d’Humières,
ErosOnyx éditions, collection Classiques, décembre 2019
328 p. 16 euros
« Je pleure nuit et jour […] Robert d’Humières », Marcel Proust
Robert d’Humières (1868-1915) est un écrivain méconnu de la Belle Époque, également poète, traducteur, essayiste, un familier de Proust et de Colette. Si son nom est parvenu jusqu’à nous, c’est surtout grâce à sa traduction, avec Louis Fabulet, du « Livre de la jungle » de Rudyard Kipling, toujours disponible de nos jours. Pourtant son œuvre, en plus d’autres traductions de Kipling, de Joseph Conrad, de James Matthew Barrie (l’auteur de Peter Pan) ou de Lewis Wallace (Ben-Hur), comporte aussi pièces de théâtre, recueils de poèmes, essais, ainsi qu’un roman, « Lettres volées roman d’aujourd’hui », objet d’une nouvelle publication (la première remonte à 1911) aux éditions ErosOnyx, avec une préface d’Alain Stœffler, judicieusement accompagnée d’un dossier complet sur l’auteur (comprenant son dossier militaire), de repères chronologiques et d’une bibliographie sélective. Vingt-huit lettres inédites de Robert d’Humières à Colette complètent cet ensemble et l’éclairent.
On n’entre pas immédiatement dans ces « Lettres volées ». Car, avant d’en atteindre le noyau vivant, le cœur palpitant, il faut en franchir le seuil, c’est-à-dire saisir leur environnement, tant historique et psychologique que stylistique.
Nous sommes à la fin du XIXème siècle, entre Paris et la Bretagne, dans un milieu mondain et aristocratique. Un mariage se prépare, typique de l’époque, entre vieille famille noble aux racines provinciales, les de Kerolim, et haute bourgeoisie industrielle et financière d’origine juive, les Knupf. Ballet des vanités, à l’ombre du conformisme de classe et des préjugés.
Dans cette atmosphère où les conventions et les codes sociaux ne servent plus qu’à camoufler intrigues et manipulations, il n’y a pas jusqu’aux noms de certains personnages, les plus dissimulés et calculateurs peut-être, qui ne signalent au lecteur leur psychologie et leur ridicule, marquant la coloration ironique, voire parodique du livre : la marquise de Glamour et le révérend père Truc. Le mariage de Robert de Kerolim et de Marie-Jésusa Knupf va être l’occasion pour eux de déployer tout leur talent.
Pour exprimer les espoirs et les craintes comme les illusions des principaux protagonistes de ce drame, Robert d’Humières n’hésite pas à user d’un style riche, au vocabulaire foisonnant, aux phrases chantournées, parfois excessivement ornées. Si le genre du roman épistolaire, auquel appartient « Lettres volées », fait songer au modèle du XVIIIème siècle, et particulièrement, compte tenu de l’intrigue amoureuse, aux « Liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos, il s’en distingue doublement par le style et le ton.
Une fois connu ce contexte, qu’avons-nous dans ces pages ? Un véritable plaidoyer pour l’amour, pour un amour sincère, spontané, sans arrière-pensées. Un amour libéré des contraintes sociales et qui ne se laisse pas instrumentaliser, qui déjoue au contraire tous les calculs, ceux de l’experte marquise comme de la fausse ingénue Marie-Jésusa, et qui se porte tout aussi bien sur le camarade de classe devenu soldat à qui Robert avoue, dans l’une des plus belles lettres du roman, qu’il lui a fait entrevoir un « rêve de fraternité héroïque » et lui déclare : « Je suis né en toi au sentiment, à la beauté, à la vie vivante. »
Est-ce à dire que l’amour renverse tout sur son passage ? Pas tout à fait. Chez Robert d’Humières, dont on peut penser qu’il s’exprime là par le truchement de ses personnages, point de vaines tentatives pour « secouer ainsi toutes contraintes. » Mieux vaut une obéissance apparente aux lois communes qui, au fond, donne « une tenue, une grâce, un style » et le plaisir rare « de payer l’hypocrisie par son impénétrabilité ». Ainsi pourra-t-on créer à l’amour de son choix, « dans la foule qui submerge une solitude aussi merveilleuse que celle des plus féériques exils. »
Morale de grand seigneur peut-être, mais ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est « la vie qui calme, assoupit, embourgeoise, acoquine -la laide vie mélancolique. » Ce qu’il faut fuir, c’est « l’inharmonie et la laideur. » A mesure qu’on avance dans le roman, on sent croître l’insatisfaction devant cette vie contrefaite, médiocre, dont on voudrait se dégager, parfois avec l’énergie du désespoir, pour se tourner vers un absolu libérateur : « dans la passion et dans l’infini, il n’y a ni beau, ni laid, ni bien, ni mal, ni haut, ni bas. Mais c’est toujours quitter la terre » laisse ainsi échapper comme dans un cri la marquise.
Dès lors, pour ceux qui cherchent à se délivrer, à commencer par Robert de Kerolim alias Robert d’Humières, n’en doutons pas, et dans une moindre mesure Marie-Jésusa Knupf, il n’y a plus d’échappatoire. Pour Robert, rester fidèle à son amour de jeunesse, à l’idéal du soldat amant avec qui s’initier à « la mort qu’on risque et à celle qu’on donne », devient l’horizon ultime, la preuve d’une vie authentique, l’accomplissement du destin « sur l’aile du vivant », laissant tous les autres, ceux qui se survivent, à leur sort de « cadavres en sursis. » Et pour la jeune mariée, le souvenir amer d’une passion gâchée.
Les lettres de Robert d’Humières à Colette n’avaient jamais été publiées et c’est à une première que nous convient donc les éditions ErosOnyx (on trouvera les lettres de Colette à Robert dans les Cahiers Colette n°16). Elles s’échelonnent de 1901 à 1915, date à laquelle le traducteur et poète trouve la mort sur le front. On y suit l’évolution de leurs rapports, de la politesse du début aux prémices de leur rapprochement (l’amour partagé des chats, du Midi) jusqu’à la franche complicité, artistique et personnelle, qui culmine au Théâtre des Arts (devenu aujourd’hui le Théâtre Hébertot) dont Robert est le directeur artistique de 1907 à 1909. Il y programme Loïe Fuller, Franck Wedekind, Oscar Wilde et invite Colette à s’y produire.
Si leurs trajectoires se séparent ensuite, la notoriété littéraire pour elle, la vie retirée sur les hauteurs de Grasse pour lui, entrecoupée de brefs voyages, ils restent attentifs l’un à l’autre et ne manquent jamais une occasion de se revoir. Jusqu’à ce que la guerre éclate, en août 1914. Bien qu’âgé de 46 ans, Robert d’Humières s’engage. Comme le montrent les lettres alors adressées à celle qui reste une amie intime, malgré une désinvolture de façade, à l’enthousiasme des débuts succède la désillusion : « l’horreur peut être crevante -on se bat, on dort et on pense dans la boue. » A la suite de péripéties que le dossier analyse comme s’apparentant à une affaire de mœurs entre l’officier et son ordonnance, il est envoyé au front et y trouve la mort le 27 avril 1915. Une mort glorieuse de héros qu’il s’est pour ainsi dire choisie.
Donner le change, recevoir à titre posthume citation, croix de guerre et Légion d’Honneur, oui. Vérité pour les autres. Mais pour lui, ce qu’il attendait, ce qu’il espérait, ce fut cela, « le saint archange descendu des nuées avec son épée de feu », l’assaut à la tête de ses hommes et la balle en plein cœur. Pour retrouver le paradis perdu des fraternités viriles dans l’héroïsme des combats, tels, au bataillon sacré de Thèbes, Éros et Thanatos mêlés, les soldats amants qui tombent côte à côte et ne reculent pas.
Luc-André Sagne
Robert d’Humières est né le 2 mars 1868 au château familial de Conros, dans le Cantal. Comme son milieu l’y pousse, il entre à Saint-Cyr en 1887 mais ne s’y plaît pas. Sorti en qualité de sous-lieutenant, il démissionne de l’armée en 1892. S’ouvre alors pour lui une période de longs voyages qui le mènent à travers toute l’Asie jusqu’en Inde où il séjourne et qui va profondément l’influencer. Le mariage avec une cousine en 1905 marque un nouveau tournant. Son goût pour la littérature et la musique s’exprime pleinement au Théâtre des Arts qu’il dirige deux ans. Sa vie est plus retirée par la suite. Il meurt sur le front le 27 avril 1915.