« Le cygne noir » (The one black swan), Renée Vivien (sous le nom de Pauline Mary Tarn), ErosOnyx Editions 2018

« Le cygne noir » (The one black swan), Renée Vivien (sous le nom de Pauline Mary Tarn)

Merci tout d’abord aux éditions ErosOnyx de nous offrir cette belle réédition en version bilingue du recueil posthume de Renée Vivien, et de l’ouvrir par un cliché photographique, judicieusement choisi, représentant Renée Vivien et Natalie Barney.

Comme l’écrit Nicole G.Albert dans sa présentation, la poésie vient poindre sous la prose apparente de ces textes courts, condensés, contes miniatures (au sens où on l’entend en peinture), à la fois délicats et incisifs. Il en résulte une tension stylistique qui s’ajoute à celle du récit proprement dit. Placés sous le signe du « cygne noir », on pourrait penser que leur tonalité générale est mélancolique, voire sombre ou désespérée. Et si une première lecture semble le corroborer, pour ma part j’y vois aussi quelque chose de différent. Plutôt que de recevoir cet ultime recueil comme un adieu que nous aurait adressé Renée Vivien trois ans après sa mort (ce qu’il est aussi), j’y décèle une autre signification, l’expression d’un principe de vie, un enseignement, et puisque nous sommes dans l’univers des contes, comme une morale de l’existence, haute, exigeante, libératrice.

Que nous dit en effet celle qui, pour moi, peut-être plus que le cygne noir ou Ondine, imprime sa marque au recueil, « la reine vagabonde » ? Que tout le prestige, l’apparat d’un statut de reine ne vaut rien en comparaison du vent des grands chemins, du vaste ciel et qu’il est préférable, plutôt que de continuer à vivre dans une prison dorée, d’aller mourir « parmi les pavots éclatants et les clairs bleuets ».

Tous ceux qui n’ont pas cette clairvoyance, ce courage, tous ceux qui se laissent guider par les apparences de la beauté et l’envie de les posséder, par ces faux atours que le sensible met à notre disposition, tous ceux-là finissent par perdre leur bien le plus précieux : leur liberté. C’est le cas de l’homme longtemps hésitant devant la femme-ombre, de la bergère victime du troll, elle aussi, au départ, hésitante, et même méfiante, et qui, pour finir, succombe et s’en repent mais trop tard. Ils prêtent trop l’oreille aux paroles mensongères, n’opposent pas assez de résistance. Ils sont des proies faciles. Peut-être, au fond, parce qu’en eux, plus que chez d’autres, résonne douloureusement « la complainte de Freya », cette nostalgie profonde d’un bonheur perdu, ce regret du lointain printemps, de la jeunesse envolée. Une fragilité secrète, intime, qui les rend vulnérables.

A cette tentation permanente, à ce danger, nous dit Renée Vivien, nous dit « la reine vagabonde », il faut s’opposer avec détermination. Lutter pour rester libre. Et ne rien attendre en échange. Accepter de rester seul. Ne pas vouloir être semblable aux autres quand on est différent, comme le cygne noir qui préfère quitter ceux qui le persécutent et partir vers sa liberté, fût-ce au prix de sa vie. Ne pas compter sur de la gratitude ou une quelconque récompense pour ses actes, comme Ondine le fait comprendre à celui ou celle qui, bien que satisfaisant toutes ses demandes, se voit rétorquer un « Rien » à ses propres souhaits. Non, tu n’auras rien en retour. Savoir dès le départ que la tâche à laquelle on s’attelle peut être inutile et l’accomplir malgré tout, comme le font les trolls de la montagne. Qu’elle soit écrasante en plus d’être inutile et l’assumer quand même, comme le vieil homme greffier des naufrages.

Naturellement, c’est une haute et difficile exigence que d’agir de la sorte. Un effort de tous les instants. Dont on peut sortir brisé, comme Madonna Gemma qui devient une meurtrière, ou pis encore, comme la femme à la louve, « partagée entre le défi et la peur », et que la tempête emporte. Comme le cygne noir qui meurt d’épuisement pour avoir voulu être libre. Et pour ceux qui restent en vie, la douleur est souvent au bout du chemin, ainsi que le rappellent les moniales enfouies dans leur « grand silence blanc ».

Le combat à mener est intérieur. Il se livre contre soi-même, contre ses faiblesses, ses inclinations, dans la mesure aussi où l’on porte au plus profond de soi des atavismes, des liens avec notre passé qui, si on n’y prend pas garde, peuvent se transformer en nœuds coulants, nous piéger. Le mort qui crie vengeance dans les « Rivaux », l’épouse défunte qui rappelle à elle le conjoint survivant (« L’épouse acariâtre ») représentent ce passé qui vit en nous et ne passe pas justement, nous rattrape et nous entraîne loin de la lumière, parmi les ombres prêtes à nous dévorer.

Mais comment, dans ces conditions, nous défaire vraiment de nos chaînes ? Comment obtenir le détachement suprême qui nous libérera définitivement, au-delà de tous les obstacles rencontrés pour y parvenir ? La clef en est peut-être donnée par Ondine quand elle dit qu’il faut imaginer les noyés heureux, « leur cœur aussi débordant et vide qu’un coquillage marin, vide mais plein de la mer » car, et c’est là l’essentiel, « ils ont oublié la douleur de l’amour humain ». Il s’agit donc bien de cela dont il convient de se libérer, le point névralgique dont il faut s’éloigner dans un dernier sursaut, cela la source de tant de souffrances (et l’on pense bien sûr à Renée Vivien et Natalie Barney) et qu’il faut tarir : l’amour.

Ne restent plus alors, autour du lit de l’encore vivante, que trois ombres, silencieuses et attentives, en observation. Elles portent un message d’espoir. Elles portent la mort. La libération.

André Sagne