Pour compléter le poème de Kouzmine de « La Truite rompt la glace » et l’annonce du recueil dans Catalogue

— Comme vous êtes bien bâti, Vania ! dit Sacha en se déshabillant et en regardant la silhouette nue de Vania qui se tenait encore sur le sable sec et se penchait pour prendre de l’eau afin de s’humecter la nuque et les aisselles avant de s’immerger. Vania regarda le reflet mouvant, que les ondes dispersaient à la surface de l’eau, son grand corps souple aux hanches étroites, ses jambes élancées, sa peau hâlée à force de bains et de soleil, ses boucles blondes qui avaient poussé sur son cou délicat, son visage rond qui s’était affiné avec ses grands yeux, et, après avoir souri, il entra dans l’eau froide. Sacha, court sur pattes malgré sa grande taille, le corps blanc et potelé, plongea dans un endroit profond en faisant de grandes éclaboussures.

Sur toute la berge, jusqu’à un troupeau, se trouvaient des gamins qui se baignaient, qui couraient en hurlant sur la rive et dans l’eau ; on voyait ça et là des tas de chemises rouges et de linge et, au loin, un peu plus haut, sous des saules blancs, apparaissaient également des enfants et des adolescents dont le corps rose tendre sur l’herbe vert vif tout juste fauchée rappelait les tableaux représentant le paradis dans le style de Hans Thoma. Vania, avec une joie presque voluptueuse, sentait son corps fendre l’eau froide et profonde, et l’écume sur la surface plus chaude lorsqu’il faisait de brusques revirements, tel un poisson. La fatigue arrivant, il nageait sur le dos et ne voyait plus que le ciel brillant de soleil, sans remuer les bras et ignorant la direction qu’il prenait. […]

Mikhaïl Kouzmine, Les Ailes, traduction Bernard Kreise, éditions Ombres, pp. 87-88

UN ANGE À SODOME de Claude Achille Clarac, alias Saint Ours

Michel Rachline (1933-2012), ami proche de Jacques Prévert, écrivain et critique littéraire (il a participé à des émissions littéraires comme « Radioscopie » de Jacques Chancel ou « Apostrophes » de Bernard Pivot) écrivait à propos Un Ange à Sodome, recueil de nouvelles de Saint Ours :
« Dans ce livre, Sodome représente l’homosexualité sublimée. Ici, l’ange, c’est l’homme […] Au matin, la Beauté danse ; à la fin, c’est elle qui rend à l’ange son visage d’homme, le seul visage qui ressemble à celui d’un dieu. Ce livre est inoubliable. »

Pourtant, et malheureusement, on a oublié Un ange à Sodome, publié en 1973 chez Guy Authier éditeur. Sera-t-il à nouveau publié avec l’autorisation de l’ayant-droit de Saint Ours, nom de plume de Claude Achille CLARAC (1903-1999) ? Le recueil comporte sept nouvelles, toutes passionnantes et superbement écrites. Ambassadeur de France au Moyen-Orient, au Maroc, en Asie, Claude Clarac a écrit et publié sous le pseudonyme Saint Ours ces nouvelles dont l’inspiration est entièrement homosexuelle. S’il dissimulait ainsi sa propre homosexualité, en raison de sa carrière de diplomate, le silence qui a suivi sa mort en 1999 n’a pas permis que lui soit attribué ce seul ouvrage littéraire dont il fut l’auteur. Roger Peyrefitte n’ignorait pas l’identité de Saint Ours, mais ne l’a jamais ouvertement révélée. Sans doute le mariage (blanc) de Clarac, en 1935 à Téhéran, avec Anne-Marie Schwarzenbach, riche héritière, voyageuse, lesbienne à la belle allure de garçon, a-t-il contribué à épaissir ce silence autour de l’auteur d’Un ange à Sodome. Ainsi à l’occasion d’une quinzaine récemment consacrée à Anne-Marie Schwarzenbach, organisée par le Centre culturel franco-allemand de Nantes, Claude Clarac fut-il associé à cette aventurière illustre dans une exposition sous l’intitulé « Achille Clarac et Anne-Marie Schwarzenbach, deux rebelles ». Une autre exposition lui fut consacrée à lui seul, mais exclusivement des « dessins et photographies de l’ambassadeur ». De son livre il n’était pas question.
Les sept nouvelles, Journal d’un Ange, L’enlèvement de Ganymède, Le château des sables (Oukhaidour), L’écurie des Centaures, Le juge et l’assassin (sans rapport aucun avec le film du même titre de Bertrand Tavernier, en 1976), Chronique d’une saison des pluies, Le Bout du Monde, ont chacune un cadre différent : la Sodome biblique où un ange à la beauté renversante est envoyé par Jéhovah, la Troade où vit le bel adolescent Ganymède, un désert oriental, le Siam, l’Anjou, Marrakech…

Si l’auteur fait des emprunts aux mythes bibliques ou grecs dans les deux premières nouvelles, il en réinvente totalement la trame romanesque. Ainsi l’ange qui, sous des traits humains, mais sans expérience des amours terrestres, fait étape à Sodome, succombe-t-il au charme du jeune page Youssef : « (…) nos doigts se touchèrent. Je fus soudain bouleversé. Le cœur que Dieu m’avait prêté se mit à battre follement, ma gorge s’étrangla d’une angoisse dont je ne comprenais pas la cause et une sournoise impatience se nicha en même temps au fond de mes entrailles. » (p. 32). À la cour d’amour qui, semblable aux banquets de la Grèce antique, se tient chez le prince, on devise de l’amour. La plume de l’auteur s’abandonne à des élans lyriques : « Trouverai-je des mots pour célébrer ce dont tu me combles, ô mon bien-aimé ? Je ne sais que me taire quand j’approche ma lèvre de la tienne, car seul importe alors le miel de ta salive et mes yeux s’éblouissent lorsque, plongeant dans les tiens, ils y voient monter la crue de ton désir. » (p. 44). L’ange saura « se désenchanter des cieux » pour accepter l’amour humain des garçons, quitte à se perdre dans le « péché ». On ne peut tout citer de ce texte admirable qui nous fait rencontrer des Sodomites heureux, hospitaliers envers les étrangers comme Tristan, un grand barbare blanc à la chevelure fauve, qui a fui son pays à cause de son amour des garçons, ou comme Alexandre qui préfère « le menton qui râpe et les cuisses velues » aux jeunes gens, aux adolescents, aux gamins dont « la raie du cul sent (encore) le lait ». Dans ces cours d’amour on parle même du prépuce qui « protège le bouton de rose, exquisément sensible, qui ne se découvre qu’à bon escient et symbolise ce qu’il y a de plus délicat dans l’émotion de l’amour. » (p. 42). Le juge et l’assassin rapporte une rencontre amoureuse plus sombre : une nuit, un juge aborde, sur le Champ-de-Mars, André qui sera son assassin. « En répondant à cet appel d’un monde trouble, écrit-il dans son journal, le « Cahier rouge » trouvé après sa mort, je m’avance vers un destin qui m’attire autant qu’il me trouble. » (p.127). Il y relate la première nuit passée avec lui : « Cette nuit-là fut en vérité mémorable. Le fut-elle aussi pour André ? Peut-être après tout. Il mettait à s’ouvrir une frénésie de violence qui n’était qu’un paroxysme de virilité. … Nu, traversant ma chambre avec la précise légèreté qui ne l’abandonnait jamais, il se serait fait hacher plutôt que d’avouer que le plaisir lui remuait déjà les entrailles […] » (p. 128). Quand, dans Chronique d’une saison des pluies, le narrateur délaisse Somnuk, l’adolescent qui s’occupe de ses plantes, il s’intéresse à Wangchaï. « Je pratiquais depuis longtemps Wangchai (…) Le besoin de volupté que j’étais sans doute le seul à lui donner le ramenait toujours chez moi. Cet homme si masculin, si admirablement musclé, si baiseur de filles éprouvait un plaisir délirant à me faire jouir en lui. » (p.147).

Dans une langue riche et toujours maîtrisée, Achille Clarac, alias Saint Ours, sait susciter l’attente et l’intérêt de son lecteur. Il raconte, par exemple, encore une rencontre dans Le Bout du monde, c’est-à-dire la drague d’Antoine, jeune étudiant, à Angers. « Je rêvais aux hasards qui nous avait échoués l’un contre l’autre […] Une aventure ? Il avait pourtant fallu un singulier concours de circonstances pour que je croise Antoine, et le conduise aux Ponts-de-Cé. J’effleurai ses cheveux et sa bouche si légèrement qu’il ne s’éveilla pas, mais puisqu’il fallait que cette minute s’écoulât, je posai ma main sur son sexe comme si j’avais voulu capturer un oiseau. La volupté qui le gonfla lentement dans ma paume dissipa peu à peu l’engourdissement de son sommeil […] je sus qu’il ne dormait plus. » (p.189). « Six années passèrent… », mais nous ne rapporterons pas ici la fin de cette nouvelle qui ressemble tant à la vie.

Comme on le voit, Saint Ours ne s’effraie pas de dire la vérité des rapports charnels, avec à la fois une crudité voulue et une délicatesse poétique, avec en fait beaucoup de vérité. La littérature lui aura donné l’occasion de donner libre cours à l’homosexualité que sa carrière diplomatique (comme son époque) l’a obligé à dissimuler toute sa vie. Ses mots disent avec la plus grande justesse ce qu’il en est de l’amour véritable, de la communion des corps : « Qu’il est difficile, lit-on dans la dernière nouvelle du recueil, d’attribuer à ce fils de famille de dix-huit ans l’érotisme dont je témoigne ici ! Les actes de l’amour, leurs finesses, leurs délires sont de la plus haute poésie, mais ils ont été souillés avec tant de persévérance, que les mots qu’il faut pour les décrie en restent avilis. Est-il possible de les réhabiliter ? Et, si je n’y parviens pas, serai-je taxé de pornographie ? » (p. 205).

A-t-on mieux formulé la question de la « littérature homosexuelle » trop facilement et souvent qualifiée de pornographie en effet ?

Livre inoubliable, en effet. À lire si on le trouve, d’occasion évidemment. Un livre à ne pas oublier !

Voir aussi sur le Bulletin Trimestriel Quintes Feuilles :

https://www.quintes-feuilles.com/wp-content/uploads/BTQ-F3.pdf

Ci-dessous Claude Clarac en 1935 et Claude Clarac avec Anne-Marie Schwarzenbach

D’Edward I. Prime-Stevenson, quelques nouvelles

Au même moment qu’Imre (pour mémoire) a été publié aux éditions Quintes-Feuilles, un recueil de cinq nouvelles d’Edward I. Prime-Stevenson, Toutes les eaux et autres nouvelles… La première d’entre elles donne son titre au recueil.

Ces nouvelles sont ici présentées pour la première fois en français, dans une traduction de Jean-Claude Féray. La sixième, Sébastien au plus bel âge, aurait été directement écrite en français – nous savons que l’auteur parlait plusieurs langues, jusqu’au hongrois si l’on en croit le récit qu’il donne de sa rencontre à Budapest avec un jeune lieutenant de l’armée impériale.

Il n’en subsiste plus qu’un fragment. Didier Denché l’a sinon recomposée du moins insérée dans un récit qui, brodant autour de ce fragment avec vraisemblance, rend hommage à la créativité de Prime-Stevenson et à la beauté garçonnière qu’il a tant célébrée.
272 pages – 22 € – ISBN : 978-2-9551399-2-9

« Amour perdu » de William Cliff, Le Dilettante, 2015, Prix Goncourt de la Poésie Robert Sabatier 2015

Amour perdu est paru au printemps 2015 chez un éditeur de livres soignés et singuliers, Le Dilettante. Dans la vitrine des Mots à la Bouche, le livre aimante.

Avant même de l’ouvrir, j’aime son format de poche et sa couverture à grands rabats. Une couverture rouge au lettrage manuscrit. Sur le fond vermillon, une diapositive Kodak dont le négatif est devenu positif, un corps en noir et blanc. L’un des rabats nous apprend qu’il s’agit de l’auteur dans les années 80 : William Cliff, en slip de bain, offre aux lecteurs la silhouette de sa fière maturité, entre des herbes sauvages et un fond maritime. On recule dans le temps : la diapositive, les lettres à la craie, le mot perdu…Il est beau, le baigneur de cette plage non loin d’Ostende, dans la virile délicatesse de sa pose de statue, en une contre-plongée qui le nimbe de joncs, de vagues et de ciel. Le kouros qui pose, tête inclinée, est bien vivant, cheveux longs sur le front et dans le cou, torse glabre, slip noué à la taille, au-dessus de la bosse du sexe, par un lacet blanc qui invite à le dénouer. William Cliff, sur un plateau de télévision, un soir, m’avait déjà fait penser à l’Ascylte de Fellini-Satyricon, le brun des deux éphèbes toujours en chasse de nouveaux horizons, de nouveaux plaisirs, jusqu’à ce que les ahurissants voyous, le blond et le brun, viennent se fixer, au dernier plan du voyage, sur une immense fresque fissurée. Oui, c’est bien ça, la photo sur la couverture d’Amour perdu le dit encore, il y a de cet Ascylte en William Cliff.

Narcissisme de cette couverture, diront les chagrins de corps et d’esprit. Surtout pas ! Un retour plutôt sur une grâce physique perdue peut-être mais offerte pour toujours sur cette couverture, jeunesse de chair, de soleil et de grand ciel qui se donne là, à toutes les mains qui ouvriront ce livre, une jeunesse qui ne veut pas mourir et dont les poèmes du livre vont garder le vif, comme la fresque fanée et pourtant vive dans le vent de la fin du film de Fellini.

À lire Amour perdu à haute voix, on déambule dans une galerie de diapositives d’un passé plus ou moins lointain, dont la présence est chaudement vivante grâce à l’alchimie des vers, alchimie bizarre d’une poésie à la fois ancienne de tournure et pourtant nouvelle, travaillée et bourrue, lissée et fricassée, rimée et libre de son absence fréquente de ponctuation, libre surtout de ses enjambements qui peuvent parfois casser un mot sur deux vers, caresseuse et violente, portée par un lexique de couleurs, de mots crus rehaussés par leur rareté, hantée par l’ordure du beau et le beau montant de l’ordure, tantôt à tire d’aile, tantôt vouée à la mouise, une poésie où l’ange et la bête n’en finiraient pas de s’étreindre tendrement et brutalement, à s’en extasier et à s’en désarticuler !

Né en 1940 à Gembloux en Belgique, fils d’un dentiste qui dut plomber beaucoup de dents pour faire vivre une famille de neuf enfants, nourri d’un humanisme gréco-romain passé par le tamis catholique, étudiant au parcours difficile, peut-être déjà trop sensible et sensuel pour un parcours d’étudiant cérébral, William Cliff s’affirme en rédigeant un mémoire de Licence sur le poète catalan Gabriel Ferrater (1922-1972) qui devient son maître en une poésie qui ne se coupera jamais du quotidien. Raymond Queneau ouvrira les portes de la maison Gallimard à ce garçon bouillant et obstiné, résolu à vivre sa vie comme à écrire sa poésie. William Cliff est aussi romancier et traducteur, auteur d’une œuvre féconde depuis 1973. S’attarder sur Amour perdu est pour moi la belle occasion de célébrer l’éternelle adolescence d’un poète qui, à soixante-quinze ans, loin d’être l’ombre de lui-même, demeure d’une élégiaque verdeur.

Au fil des poèmes de cet Amour perdu, se dessinent les spleens et les idéaux qui travaillent Cliff, son univers déroutant de paradoxes et fascinant de par ces mêmes paradoxes, où la chair et le catéchisme s’entrepénètrent en un amour obscur et lumineux, perdu et sans doute pas vraiment perdu, pas seulement perdu.
Il a su dépasser la vergogne silencieuse à laquelle sont toujours voués, en province surtout, les garçons amoureux des garçons.

Hélas ! j’étais si malheureux alors
que je ne pouvais pas le moins du monde
penser donner quelque bonheur alors
que je rampais moi-même dans la honte
[ Louvain ]

Et puis, il y a ces mots variés qui, dans le recueil, nous peignent le fond de détresse sur lequel s’est toujours détachée la fureur de vivre chez Cliff.

je remercie ce bar nocturne qui
souvent m’a soulagé quand la géhenne
de quelque ennui horrifiait ma nuit
[« The Slave »]

car que faire ? que faire ? quand l’amour est morte
et referme sur nous de toute part sa porte ?
[Sa baraque]

car dans la vie on aime que vous happent
certaines choses un peu dégoûtantes
qui font sortir de l’ennui ordinaire
[ Une ville]

à Buenos Aires dans la rue où j’er-
rais en traînant mon horrible cafard.
(…)
Hélas ! juste avant je m’étais branlé
tout seul dans ma chambre et fort déprimé
je ne me sentais vraiment pas d’attaque
[Buenos Aires]

Certains soirs le cafard me prend et me ravage,
quand l’hiver se prolonge et pèse et que la ville
est noire et que ma chambre est noire et que le temps
qu’il reste à vivre semble un long sombre couloir
[Le cafard]

Le temps, bien sûr, en plus de l’ennui, devient de plus en plus, avec le temps, l’obsession lancinante.

je sens mon vieux vaisseau faire eau de toute part [Frédéric]

et que par votre amour mon âme soit contente
et n’ait plus à pleurer le temps qui comme un trou
horrible s’ouvre devant ma route implacable
[Le Rédempteur]


Oh ! tu es fatigué aujourd’hui tu ne veux
pas venir dormir contre mon être qui flanche
sous le temps qui a tant maltraité mon cheveu
qu’il est devenu blanc comme la cendre blanche
[Olivier]

dommage que j’aie peur que tu ne voies mon âge
sinon je te prierais de revenir chez moi
[Longs cheveux]

ensemble nous levions à travers la fumée
nos verres pour y faire noyer la pensée
trop claire qui nous crie lorsque la nuit commence
:
« Ami, viens par ici, c’est ta dernière danse. » [La Dernière Danse]

Mais, pour échapper au cafard et au temps, il a toujours été infatigable fugueur, William Cliff.

à cause qu’on voyait dans mes yeux cet éclat
angoisseux de l’enfant qui est parti léger
et qui espère que l’on sera bon pour lui
[ En ce temps-là]

Et justement, la vie a été bonne pour lui. En voyages, en bains de villes et de soleils, sur les traces du vagabond impénitent, en pays comme en amants, à la mémoire de qui William Cliff tressa en 1990 une couronne de dizains inspirés de la Délie de Maurice Scève : Conrad Detrez.

je sentais le bonheur exister sur la terre
la propreté partout luisait comme le verre,
il me semblait qu’ici l’on vivait la vraie vie.
[Le Brésil]

plus j’avançais dans la tourmente urbaine,
plus je sentais revenir mon bonheur
[Fin de semaine]

je vais désormais par toutes les villes
cherchant ton corps dans mes millions de frères
.[Buenos Aires]

Ton corps dans mes millions de frères : on est là au cœur de la quête incarnée et surnaturelle à la fois du vagabond des sens que fut et que reste William Cliff. Chez lui, se perdre dans la merveille des autres hommes – sans nulle crainte des périls – c’est toujours frapper à la porte de quelque chose de plus grand qu’il est déjà beau de pressentir. C’est par le corps qu’on entrevoit Dieu. Il y a toujours un fond de catéchisme dans sa gourmandise sensuelle. Ce leitmotiv, il le réinvente sans fin en une langue de la révélation et de l’organique, du sacré et du cru inextricables.

Quoi de plus doux pour apprendre quelqu’un
que de connaître son organe intime :
alors la fascination qu’il nous donne
de douloureuse devient chose bonne.
[Un rhétoricien]

nous frottions nos rêves sur la viande
de ces cuisses grandes dont l’élégance
nous fascinait tant que toute la vie
nous l’aurions passée dans cette infinie
envie de sentir nos lèvres pulpeuses
sur la peau de ces cuisses enfin mises
à la merci de nos pieuses muqueuses.
[Un louis d’or]

Et pourtant je l’adore presque avec terreur
(car on ne peut adorer que Dieu ici-bas),
(…)
Son entrecuisse sombre où je fais des suçons !
[Olivier]


et nous qui touchons ton être
et le mangeons tour à tour,
nous remercions la Terre
de l’avoir fait naître un jour :
béni soit le grand miracle
qui t’a fait sur terre naître
(…)
Qu’à jamais reste en notre âme
le souvenir de ta peau

(…)
Oui, que reste ta présence
En notre âme et qu’à jamais
Ton souvenir nous encense
[Un Anglais]

Dieu sait sur quel lit nous avons été
Serrer la nudité de nos corps d’hommes !
[Un calviniste]

Et au matin quand nous sortions du lit,
nous avions des érections merveilleuses
par tous les rêves qui s’étaient blottis
dans tous les plis de nos tendres muqueuses,

Ensuite nous allions chanter les laudes
du Créateur lequel fait le soleil
tous les matins les uns après les autres
réémerger ses enfants du sommeil
[Collège de la Hulle]

Ah ! le corps de l’homme est parfois si bien bâti !
oui, rien qu’à le croiser on l’aime comme un frère
tant qu’on remercie Dieu qu’il nous ait imparti
de naître et de souffrir sur la planète Terre

[Beauté du corps humain]

Merveille du corps humain, certes, mais qu’on n’aille pas croire que William Cliff n’aime que les éphèbes helléniques, académiques et hygiéniques. Tout comme, pour connaître l’autre en amour, il faut lui donner sans honte tout son corps, tous les dehors, tous les dedans, toutes les humeurs, tous les goûts et toutes les odeurs de son corps, désirer, chez Cliff, c’est aller vers des présences qui répondent à des affinités, bien sûr, des partenaires de débauche, mais surtout savourer tout du corps aimé, comme s’il fallait passer par toutes les réalités d’un corps pour y goûter vraiment, pour en avoir l’extatique révélation. Les crudités du vocabulaire sentent bon comme sentent bon les zones les plus obscures des corps déshabillés, offerts au désir, libres de leurs masques et de leurs habits. On dit « je t’aime » avec son orteil mieux qu’avec ses lèvres. La transe est toujours gluante. La sueur, les poils et le sperme ont alors la même odeur que le cœur.

Sa chemise bleue était trempée de sueur [Une chemise]

et combien saccadantes étaient ses gluances [Pittsburgh]

gloire à Dieu pour tes deux bras
quand ils s’ouvrent vers le haut
pour qu’on lèche n’est-ce pas ?
j’aime tant que tu gémisses
en sentant dans mes muqueuses
ta belle queue paresseuse
se gonfler et se dresser

(…)
et combien bon est ton cœur
avant qu’il jette son sperme !
[Un Anglais]

Ensuite je suçais ce jeune homme moderne
qui m’envoyait dans la gueule ses jets de sperme

[Jeune homme moderne]

Un Français s’en est pris à mon anatomie
un gros Français du Nord de passage en Belgique
et qui avait (disait-il) l’avide manie
qu’on arrose son torse de fouttre érotique.
[Un Français]

avec ton beau corps d’Italien couvert de poils [Raphaël]

Jean Sturm je me souviens
de tes pieds qui puaient,
de ton beau corps suant
d’où sortait ton odeur,
je voyais tes orteils
dans tes sandales sales
[Jean Sturm]

Alors entrèrent de jeunes adolescents
avec entre leur jambes leur sexe qui pue
(…)
L’un d’eux ouvrant des yeux sombres comme des gouffres
avait autour du corps une auréole d’ange
[Au restaurant]

Les arbres sont des poils de l’aisselle du ciel
mais je préfère les tiens (…)
Et j’avais désiré les lécher pour avoir
leur odeur et le goût de ta transpiration,
c’est que tout semble bon dans ta chair printanière,
la profondeur de ton regard me navre, la
gentillesse de tes lèvres me fait rêver
que je pourrais un jour peut-être t’embrasser
et tes fesses, ton torse, et le trou de ton cul…
[Jeune voisin]

N’avoir peur de rien dans sa transe. Aimer ce qui nous damne puisque c’est de la boue que montent les anges, qu’il faut passer par les viscères pour aller jusqu’au cœur, croiser des charognards de messe étrange, des maronnes de charmants salauds pour voir plus haut. Et tant pis si la réalité écœure parfois, si l’on croyait à l’amour et qu’on s’est senti prostitué. Et tant pis si l’on croise parfois des crapauds dans les bars des flots noirs

(…) où certains voudraient ne pas montrer la chute
qu’ils font pour combler leur fondement trop humide

[Le règne des crapauds]

Tant pis si l’on regrette un soir d’avoir fait tous les voyages et que le monde n’ait plus la vertu de vous faire rêver et désirer toujours. Car ce qui reste au fond du creuset du grand œuvre de la vie et du grand œuvre de la poésie, c’est l’or du rêve, la foi en ce qu’on a perdu mais entrevu. William Cliff n’est pas un jouisseur banal, pas un Casanova fellinien au sperme froid. Il sait, le soir venu, que bien des rencontres auraient pu aller plus loin, qu’il cherchera toujours l’Amant, qu’il aimerait pouvoir dire nous, qu’il faut souvent se résoudre à du conditionnel quand on aimerait bien faire surgir le présent de son passé.

Tu étais un garçon solide et orgueilleux
qui n’avait pas besoin de relation durable
par quoi tu es parti comme un rêve qui passe
sauf qu’aujourd’hui, trente ans après, je m’en souviens.
[Raphaël]

Nous dormirions ensemble enlacés peau à peau,
nous entendrions la respiration de nos torses,
nous aimerions la chaleur de nos corps, nos mains
ne se lasseraient pas de nous aimer l’un l’autre.

Au matin nous nous donnerions de gros baisers
tu aurais du café pour tremper tes tartines,
tu partirais avec un beau sourire aux lèvres
la lumière du ciel brillerait sur ton être
. [Longs cheveux]

William Cliff n’est pas seulement le garçon solide et orgueilleux que fut le Raphaël célébré plus haut. On le sent toujours entre le rêve d’une fidélité impossible et les fabuleuses parenthèses d’une seule nuit qu’il a vécues et chantées sur toute sa lyre. Là est peut-être son mystère insoluble, son adolescence forcenée malgré les ans. Je regrette et je ne regrette rien. Je convoque dans Amour perdu tous ceux avec qui j’aurais pu aller plus loin.

En écrivant ce vers sur cette table
j’aimerais tant te voir représenté
pour serrer encore ton corps délectable
et m’enivrer de ton étrangeté !
[Un calviniste]

J’ai joui et j’ai vu, à travers tous mes amours perdus, le Dieu de chair et d’âme que jamais l’on ne fixe puisque, selon l’adage gidien des Nourritures terrestres : « Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle. »

Oui, mais voilà, Cliff est plus doux que Gide car, dans tout le recueil comme dans le dernier poème d’Amour perdu, il y a toujours ce flottement tendre du regret, cet aveu poignant d’une solitude mi-vide mi-sapide. Cette singulière sapidité des vers de William Cliff, j’aimerais que cet hommage, pour la goûter, en tente d’autres.

J’ai beau lancer vers tous les horizons
mes appels, personne ne me répond
(…)
Alors, tant pis, mon âme, prends la route
de ce désert béant que tu redoutes

bois ce calice avec tranquillité
puisqu’il est à tout homme présenté,

sache le rendre à ta bouche sapide
et non pas vil et hanté par le vide.
[Solitude]

Pierre Lacroix, décembre 2015

Un professeur de cinéma de City University of of New York s’intéresse à JOHAN (1976) de Philippe Vallois.

Dans Camera Osbcura 84, vol. 28, n° 3, David A. Gertsner analyse le rôle déterminant du deuxième film de Vallois dans la révolution du désir homosexuel des années 70. Le souffle rapporté d’un voyage aux USA fait entrer la libération à laquelle le cinéaste a assisté là-bas, dans le « placard » français de l’été 1975.

Pour la première fois un artiste ose montrer le quotidien d’homosexuels épanouis et insérer dans son film documentaire en noir et blanc des scènes de fantasme en couleur où la peinture et surtout la danse tiennent une place prépondérante. Vallois lie le spectacle d’une « pornographie anale » assumée à une esthétique qui ne contraint plus le désir, mais le libère comme Serge Diaghilev et Isadora Duncan ont libéré le corps par la danse en leur temps.

Johan a son rôle dans le dépassement de l’universalisme français d’après 68 : il nous fait passer de la sublimation coupable à la réalité désormais visible d’un désir homosexuel à la fois vécu et chorégraphié, jusqu’à la drague dans les ‘’tasses’’ de Paris…

On pourra lire son article en anglais en cliquant sur le lien info document ci-dessous.

David A. Gerstner is Professor of Cinema Studies at the City University of New York’s Graduate Center and College of Staten Island.

Parmi ses ouvrages, nous relevons Queer Pollen: White Seduction, Black Male Homosexuality, and the Cinematic (2011) .
Il achève actuellement un ouvrage sur le cinéaste Christophe Honoré.

En finir avec Edouard Bellegueule, Edouard Louis

En finir avec Eddy Bellegueule ., Édouard Louis (2014 – Le Seuil)

Pas facile, pour parler de ce livre, de se libérer du concert de louanges dont on l’a entouré dès sa parution. Premier roman d’un jeune homme de 21 ans, d’origine modeste, élève de l’Ecole Normale supérieure où il poursuit de brillantes études de philosophie et sociologie, ce livre a eu un succès foudroyant. « Un récit d’apprentissage fulgurant » (Fabienne Pascaud, Télérama), « un roman d’une radicalité stupéfiante » (Gildas Le Dem, Têtu), « maîtrisé et bouleversant » (Élisabeth Philippe, Les Inrocks), etc., etc… Aucune critique négative.

Dans un entretien (Les Inrocks, 22/01/2014), Édouard Louis déclare : « Je ne voulais pas que mon livre soit un beau livre, mais une littérature laide, repoussante, irritante ». Son sujet ? La vie d’un enfant puis d’un adolescent dans une famille pauvre, en Picardie, à la fin des années 90 et au début des années 2000. Est-ce un récit autobiographique ? Rien n’est moins sûr. Est-ce la Picardie, entre Abbeville et Amiens, au début du XXIème siècle ? De cela aussi, on peut douter.

Pour réaliser l’idéal littéraire exprimé ci-dessus, il faut que le monde qu’il décrit soit hideux, cruel et repoussant, comme tout ce qui selon lui, naît de la misère. Et c’est en Picardie qu’il doit trouver ses exemples. Mais une Picardie rebaptisée Nord, non par imprécision géographique, mais parce que le Nord a une connotation économique et sociale que Zola a popularisée. Et nous voilà projetés dans une Picardie nordiste misérable, avec une accumulation de détails répugnants. Tout cela est-il inventé ? Si le roman se passe dans un même lieu et dans une même famille, et en cela c’est une œuvre romanesque, c’est aussi un catalogue d’inepties, de tares, de bêtise, de saleté que l’appartenance à une classe sociale défavorisée ne peut absolument pas expliquer. Dans La voix du Nord, Édouard Louis déclare : « Les gens qui connaissent peu ces milieux déshérités sont stupéfaits ». Même si on les connaît, on peut l’être. On se croirait au milieu du XIXème siècle ! Les hommes, qui travaillent à l’usine, y sont tous alcooliques et passent leur temps libre devant la télé et les films pornos, quand ils ne maltraitent pas leur femme. Les enfants, livrés à eux-mêmes, boivent aussi et les comas éthyliques ne sont pas rares. Leurs dents ne sont pas soignées et ils ne touchent jamais un livre ! On fait rarement appel au médecin, faute d’argent. Et l’école ? et la médecine scolaire ? et la Sécurité sociale ? et les Allocations familiales ? Tous ces avantages et acquis sociaux seraient-ils inconnus en Picardie ? Certaines personnes ou plutôt personnages ont aussi un comportement aberrant : la grand-mère rince une bouteille de lessive pour en faire une carafe, le père, après avoir (fort mal) tué le cochon, en boit le sang encore chaud au lieu de préparer le boudin, les garçons torturent les volailles, la tante s’arrache les dents avec une pince quand elle est saoule, comme ça « sans raison, pour jouer ». On pourrait continuer et souligner les invraisemblances du récit comme les incohérences, la méconnaissance, voire les ignorances du monde rural environnant (non, cher Édouard Louis, on ne peut pas faire du pop-corn avec le maïs que l’on va prendre chez le voisin et ce n’est pas du fumier qui se consume le long des routes !). De ces absurdités, dont certaines relèvent du surréalisme, le livre est plein et ce n’est pas du surréalisme littéraire.

Ce catalogue de situations, d’actes, de personnages, est si invraisemblable et même contradictoire, si caricatural aussi, qu’on peut se dire, en première réaction, qu’il s’agit là d’une construction purement intellectuelle. Bref, disons le mot : d’un canular. Qu’est-ce qu’un canular ? Le mot appartient à l’argot des élèves de Normal Sup’ : il s’agit d’une mystification. Or, notre auteur n’est-il pas normalien ? Mais tout un chacun peut lancer un canular : Victor Lustig et la vente de la Tour Eiffel en 1925, Orson Welles et la guerre des mondes en 1938 sont parmi les plus célèbres. Il en est d’autres et plus récents. Canular radiophonique, téléphonique…, il en est aussi de littéraires, le plus abouti étant celui de Pierre Louÿs avec ses Chansons de Bilitis. Supercherie de grand talent. Il n’est pas sûr que le roman d’Édouard Louis (tiens, Louÿs, Louis ? Pierre Louÿs est né Pierre Louis, rappelons-le) soit de la même qualité. Faut-il aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’une imposture ?

Narrativement parlant, plus gênantes encore sont les imprécisions touchant le narrateur. Imprécisions dans les faits : son âge d’abord. Il a dix ans quand commence le récit et entre au collège. Mais de l’école primaire, il ne dit rien. Il prétend n’avoir jamais eu un livre entre les mains avant d’être au lycée : étrange affabulation ! Il n’avait peut être pas de livre, mais à dix ans, il tenait un journal ! Et surtout n’oublions pas que ce garçon est entré à Normale Sup dont la réussite au concours n’est pas accessible à beaucoup. Comment donc lui en est venue l’idée ? Quel dossier a-t-il constitué ? A-t-il eu une bourse pour faire sa « classe prépa » ? Et dans quel lycée a-t-il fait une classe préparatoire ? Où était-il logé ? Pour lui qui a connu la misère, les contingences matérielles sont étrangement secondaires.
Plus graves sont les imprécisions d’ordre psychologique : comment perçoit-il le monde, son corps, sa sexualité ? Il en reste presque toujours à des clichés qu’on lit partout sur les jeunes homosexuels : une voix et des attitudes féminines, une certaine fragilité qui le détourne des sports violents et lui laisse les doigts écorchés quand il doit transporter son sac etc., etc…On a droit à bien des clichés : en cachette, il revêt les habits de sa sœur, il imagine les seins des femmes comme « deux excroissances, deux anomalies, des amas de pus qui se forment sur le corps des personnes malades », et, à force de se masturber sans succès, il a le sexe qui se couvre « de brûlures et de cloques ». On passe du cliché au fantasme. Et lui, dans tout cela, que ressent-il dans son cœur et son corps ? Il n’exprime que le dégoût qu’il a facile d’ailleurs : certes, les crachats sont répugnants, mais pour lui surtout insultants, mais précisons que ce n’est pas l’odeur qui les caractérise, tout comme les garçons qui le persécutent n’ont certainement pas « cette odeur de laitages pourris et d’animal mort ».

Quid des jeux dans le hangar, avec d’autres garçons ? Sur ce point, tellement central puisqu’il touche à l’homosexualité du narrateur, le lecteur reste hélas dans le flou et l’invraisemblable. Les deux plus jeunes participants de cette partouze rurale ont « neuf ou dix ans », nous dit l’auteur, et leurs partenaires une quinzaine d’années. Pour les jeux sexuels auxquels ils se livrent, ils s’inspirent d’une cassette porno hétéro. Mais par quel mystère y a-t-il un magnétoscope dans ce hangar ? À nouveau on tombe ici dans le fantasme : les garçons se « pénètrent » allègrement comme s’ils n’avaient fait que cela depuis leur naissance. Aucune douleur, aucun recul !
On sort de cette lecture avec le sentiment d’être victime d’une esbroufe, habilement bâtie par un auteur dont le style a de grandes qualités, concis, clair, avec un savant dosage de parler populaire et d’argot. Tout est réuni pour rallier un très large public : de l’intellectuel qui se délecte à l’évocation des classes les plus pauvres à la « ménagère de moins de cinquante ans », un peu voyeuse en passant par le jeune homo mal dans sa peau que les malheurs de Bellegueule émouvront. Devant le succès du livre, on peut toutefois s’inquiéter : quelle image ces milliers de lecteurs auront-ils des classes les plus pauvres ? Quelle image des homosexuels ? Quelle image de la Picardie ? Le succès de ce livre n’est pas sans rappeler celui de Pays perdu de Pierre Jourde. Dans Médiapart, Jacques Bolo n’y allait pas par quatre chemins pour parler d’imposture littéraire : « L’imposture littéraire actuelle consiste à nier l’autobiographie en la considérant comme autofiction. Ce n’est pourtant pas compliqué. Quand on ne distingue pas la réalité de la fiction, on a des problèmes. »
Édouard Louis devra-t-il faire face aux mêmes ennuis judiciaires que Pierre Jourde, à propos de son village picard et de ce qu’il en dépeint ? Nous connaissons la Picardie comme une région d’agriculture riche, aux rivages ensoleillés, aux belles forêts. De toute évidence, ce n’est pas celle d’Édouard Louis. Ou bien alors se voudrait-il plus ethnologue que romancier, d’une terre inconnue ? La réalité, il est vrai, dépasse quelquefois la fiction : Bellegueule est assurément un patronyme assez courant en Picardie, dans le Nord, jusque dans l’Aisne et la Seine-Maritime. Mais « contrairement à la réalité », écrit The Huffington Post, le livre de ce « long jeune homme aux yeux bleus aussi clairs qu’un ciel du Sud, dont le visage racé et le maintien un peu maniéré laisseraient supposer une éducation raffinée », ne relèverait-il pas plutôt d’un coup de bluff, jouant sur l’outrance, tout simplement ? Or, si tout en cherchant à apitoyer le lecteur sur une « enfance de la privation et de la négation de soi », il sait bien avec Gide que l’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments. Ni de la littérature tout court, « même laide, repoussante, irritante », avec de l’outrance à jet continu.
Claude Thévenet
39400 Morbier

FIST, de Marco VIDAL, Zones, Éditions La Découverte, 2015

Réduire le fist fucking à la violence du « poing » est un contresens, dit le prière d’insérer du livre de Marco Vidal, nom de plume d’un professeur de philosophie qui s’est fort documenté sur le sujet de cette pratique sexuelle moderne. « Le plaisir civilise la main pour mieux réinvestir les puissances imaginaires du corps dans une union improbable qui pourrait bien aussi s’appeler « amour ». »

Le fist passe pour une invention sexuelle du XXème siècle. Possible, mais pas sûr. Pratique assez répandue ou du moins connue chez les gays masculins, mais que l’on trouve également chez les lesbiennes et hétérosexuels, car le fist peut être aussi vaginal. Lars von Trier dans le chapitre 6 de Nymp()maniac, film si singulier et audacieux, intitulé « L’église d’orient et d’occident (le canard silencieux) », l’illustre expressément sous le nom de « Silent duck » (le film est en anglais) en la personne de Joe interprétée par Charlotte Gainsbourg, démonstration à l’appui. Elle serait née en Californie dans les années 60 et de là se serait étendue à tout le continent nord-américain avant de passer en Europe. Mais Marco Vidal qui dans son livre en décrit les modalités et en recherche une trace historique, n’assure pas que cette pratique soit, comme l’a déclaré Michel Foucault, la grande invention sexuelle du XXème siècle. Pourtant, ni témoignage écrit ni représentation graphique n’indique quelque trace que ce soit de cette pratique dans l’histoire, alors qu’elle est finalement si simple, contrairement à toutes les « perversions » possibles que l’on connaît dans les différentes civilisations. Marco Vidal évoque l’empalement et Sade, mais pour en écarter toute similitude de sens, car le fist – quelquefois dénommé « handballing » ou traduit sans succès en français par « poinglage » – n’a qu’un très lointain rapport avec les pratiques SM, s’il en a un tant soit peu. Signalons ici que l’auteur relève et commente dans son livre, sur deux pages, l’apparition pour la première fois dans le cinéma français, de la pratique du fist dans le film de Philippe Vallois, Johan, mon été 75, film sorti en 1976 mais amputé de cette scène et de quelques scènes d’érection que l’on retrouve dans le DVD publié depuis. Signalons aussi que le cinéaste a publié chez ErosOnyx Éditions un ouvrage intitulé La Passion selon Vallois dans lequel il rappelle les circonstances du tournage de la scène du fist et l’optique dans laquelle il l’a insérée.
Le mérite de l’auteur est de lier le fist au plaisir, à un plaisir très particulier, à un acte de tendresse, à l’amour, qui est le dernier mot du livre (l’avant-dernier en fait). Si la main peut tuer, elle peut aussi, et c’est là tout l’intérêt du fist, dompter ces capacités criminelles pour n’être que caresse. « Au fond du fist, il y a un principe de délicatesse ». Le poing est sans doute violence, mais avec le fist il devient poing d’amour.
L’essai de Marco Vidal est tout à la fois historique, sociologique, médical, littéraire aussi parce que le style en est souple et personnel… C’est une histoire de la sexualité sous un angle particulier. Très documenté, l’auteur ne manque pas de donner ses sources et l’étonnement du lecteur peut être total quand il cite et commente le Cantique des cantiques :
Mon ami a tendu sa main par l’ouverture
et mon ventre était en tumulte à cause
de lui
« Mots sans origine ni passé, écrit Marco Vidal, ombre portée du désir, où brûlent le rêve de l’autre et de soi, le baiser et la caresse, la peau et les viscères, le chaste et l’impur : inimaginable et visible effraction, conjonction scandaleuse de la main et du ventre. »

A propos de NETSUKE

« Longtemps la maison châtiée resta en proie aux fantômes de la solitude » – Netsuké , Vent de la Folie dans les Branches (p.91).

Dans la revue Les Temps modernes (N°624, mai-juin-juillet 2003) les curieux pourront lire un article de Philippe Bonnin, dont le titre indique explicitement le sujet :
L’impossible clôture de la maison des contes japonais.

Une bibliographie abondante en fin d’article indique en particulier un livre de René de Ceccaty, Ryôji Nakamura (1999), La princesse qui aimait les chenilles ; Contes et légendes d’Asie, Paris, Philippe Picquier, 157 pages.

Studio Magazine Ciné Live ( avril 2014) : une brève de Xavier Leherpeur sur le SEBASTIANE de Didier Roth-Bettoni chez EO

(Derek Jarman) fut l’un des fers de lance du cinéma gay des années 80, à la fois politique, militant et sophistiqué. Et celui qui découvrit Tilda Swinton (Edward II, The Garden, Caravaggio). Un cinéaste décédé en 1994, souvent minoré, réduit à sa seule homosexualité et qui mérite mieux que cette épitaphe réductrice.

Didier Roth-Bettoni analyse avec acuité et pertinence son œuvre à l’ombre de son premier dont le DVD accompagne le livre.

Xavier Leherpeur, Studio ciné live, avril 2014

INVERSES – HORS SERIE 2014 : YVES NAVARRE, UN CŒUR QUI COGNE

Nombreux, dit-on, sont les grands écrivains des deux sexes qui doivent, après leur mort, traverser un purgatoire plus ou moins long. Yves Navarre (1940-1994) semble bien être de ceux-là.

Patrick Dubuis, président de la Société des Amis d’Axieros, éditrice de la revue annuelle Inverses qui en est à sa treizième édition depuis 2000, partenaire d’ErosOnyx Editions, est à l’initiative d’un Hors Série à rebours de ce purgatoire justement, recueil de 172 pages à saluer comme il le mérite, avec sa couverture où Navarre, dans les bleus, nous regarde dans les yeux, sur son titre d’un blanc pur : Yves Navarre Vingt ans après…

Et si l’une des clefs possibles de ce purgatoire nous était donnée dès le premier article, de Patrick Dubuis, consacrée aux premiers romans de l’auteur : « Peut-être qu’Yves Navarre n’était pas en paix avec lui-même et, en particulier, avec son homosexualité qu’il n’aurait pas si bien assumée qu’il voulait le laisser paraître. » ?

Car c’est une évidence : comment un écrivain pourrait-il se contenter de bien vivre son époque et de bien se vivre ? La force, la profondeur, l’épaisseur d’un artiste ne sont-elles pas précisément dans cette distorsion compliquée entre son temps et sa propre histoire : être tout à la fois reflet, pionnier et étranger à son temps par sa singularité même ? Le pouls de l’écriture homosensuelle d’Yves Navarre, comme il aimait à la qualifier et se qualifier, est d’avoir, sa vie durant, reflété un cœur qui cogne, pour reprendre le titre de l’un de ses romans, un cœur battant et toujours inadapté, dans sa famille comme dans la société, dans les mouvements de pensée de son époque comme dans sa vie sexuelle et sentimentale, jamais calme, dans la drague comme dans la passion pourtant recherchée à corps et cœur perdus.

Qu’on lise, qu’on dise, qu’on écoute ses phrases, qu’on les regarde aussi – son écriture manuscrite est elle-même saltimbanque, entre élégance, ruptures et tourments, comme le montrent, dans ce Hors Série, les pages reproduites de certains de ses manuscrits, dont le dernier extrait d’un roman inédit ‒, partout, c’est la même tachycardie.

Navarre, comme son écriture, comme son style, est tour à tour lyrique et cassé, aigu et tendre, fier et condamné à l’essoufflement de chaque instant. Vivre toujours au bord du précipice. Avec la force et le risque que donne cette indécision. Le souffle, et donc la phrase, court toujours le risque de manquer, doit souvent se poser pour se recomposer, dans l’imminence constante d’une attaque. Chez Navarre, il y a une lèpre qui ronge le cœur depuis toujours, syphilis des Loukoums, sida de Ce sont amis que vent emporte, mort si intime que c’est vivre qui devient une condamnation, mais aussi une gloire, gloire de se conquérir à chaque respiration, à chaque phrase. Si peu d’apaisement pour tant de paradoxes et de revirements. Proie et cannibale, Yvette dans la cour de récré et dandy moustachu fumant nu dans un magazine disparu au bout de quelques numéros, L’Amour, Yves Navarre nu, fragilement nu, gland décalotté pour émouvoir autant qu’attiser, killer et galopin, jamais acclimaté au jardin des bourgeois mais aussi des militants de la revue Masques. Tenir le plus longtemps possible, vivre le temps de s’attacher, le temps voulu mais vite renoncé, fort et faible de son enfance, fort et faible de l’amour inquiet de sa mère entre des mâles de béton armé, aimé aimant et mal aimé mal aimant, tenir le plus longtemps possible avant que tout (…) devienne insupportable !

C’est cette chamade violente et mélodieuse que l’on entend à travers les articles et les témoignages de ce Hors Série où passe Yves Navarre, et toute sa nébuleuse de paradoxes, dans ses fiertés d’homosensuel revendiqué et ses détresses d’un impossible apaisement. Et tant pis si ça dérange à l’époque du mariage pour tous ! C’est la gloire libre du paria de devenir amant et bourreau des idées, des émotions, des corps et des mots. Amant et bourreau des mots pour en extraire son beau tour à tour fracturé et caressant, le beau des phrases de Navarre à faire longtemps rouler en bouche. Sexe, pensées, sentiments, cœur et encre, tout, chez Navarre, cogne de sang vif et torturé… vingt ans après et pour longtemps, parce que c’est triste, parce que c’est beau !

Pierre Lacroix