Evgueny KHARITONOV, En résidence surveillée (éditions Perspective Cavalière, 2025)

Evgueni Kharitonov (1941-1981), En résidence surveillée (1993-2005), traduit du russe par Raphaëlle Pache hors le texte Tract traduit par Arthur Clech, préface et notes d’Arthur Clech, aux éditions Perspective Cavalière (2025)

SAMIZDATS D’ÉCORCHÉ :

FIEL CRACHÉ À LA FACE DE l’URSS ET MIEL DE LARMES D’AMOUR IMPOSSIBLE

    En lisant En résidence surveillée, on découvre pourquoi un samizdat – mot russe désignant des pages manuscrites ou typographiées qui parviennent, par la copie, les tirages ronéotypés à l’alcool puis la photocopie, à se faire lentement un public national et international – pourquoi un samizdat donc acquiert la trempe de la poésie, selon l’image des romantiques solitaires ou « en résidence surveillée », de la bouteille à la mer, lancée anonymement pour échapper à la censure d’une dictature qui ne peut que la broyer.

     Avec Kharitonov, on a parfois affaire à une colère sourde qui devient satire de l’incurie bête et méchante, paresseuse et humiliante, des strates multiples et gluantes de fonctionnaires soviétiques. On en a un parfait exemple avec le texte Un résident écrivit au service du Logement où l’auteur met un humour noir tour à tour indolent et caustique dans les péripéties qu’entraine le changement d’un lino fendillé dans un appartement social.

    Mais c’est dans l’ironie caustique que Kharitonov puise le fiel qui fait de lui un révolté pas comme les autres. Voyons ce que devient, dès le premier texte du recueil, Un enfant viable, une visite médicale scolaire qu’un médecin affidé au pouvoir fait subir aux garçonnets pubères : 

« Encore un arrivage de petits nouveaux, constata-t-il. Quelle que soit la dizaine, il se trouvait toujours un spécimen parfait, les minces poils sur son torse formant un simple duvet même s’ils annonçaient un épais matelas. Il fallait leur mettre le grappin dessus avant qu’ils prennent leurs marques. En rejeter deux ou trois par dizaine, les autres, à la limite, feraient l’affaire. D’année en année, la patrie en fournit, et d’ailleurs les républiques aussi. Mettez-les nus et chacun sera acceptable, tant pis si le visage est laid, seul compte le modelé du corps. Les coccyx, les protubérances jumelles. Ils déboutonnent leur pantalon et cherchent à voir lequel a la plus grosse. Mais aucun ne fait rien à qui que ce soit, même s’ils chahutent et se tripotent. N., venez ici. Tournez-vous. Il le fait, convaincu de la nécessité de la chose. Penchez-vous en avant. Il se penche en avant. Puisqu’il le faut, il le faut, il croit dans la parole des officiels. Rétractez votre preputium. – Quoi ? – Ça. Et le médecin de le faire à sa place. En toute décontraction, cela va de soi. Sans quoi ces collègues auront des soupçons. En fait, ses collègues sont pareils. Ils ont un accord, ou bien aucun n’est présent dans les locaux. Ils l’ont laissé seul à sa tâche. Pincez votre gland. Il fonctionne bien ? – Ça va. Et il rougit, le futur élève-officier. Mettez-vous accroupi. Un torse bien dessiné. Un umbilicus bien vissé au milieu. Un corpus spongiosum pesant, avec un frein qui se meut aisément. Bon, allons-y. Nous élevons une race supérieure. Nous avons besoin d’individus spécialement robustes en qualité de donneurs. C’est moi qui suis chargé d’effectuer la sélection. Vous ne saurez pas qui sera inséminé. De son côté, la receveuse ne connaîtra pas votre identité. Et nous non plus. Par conséquent, vous n’aurez pas d’obligations envers votre progéniture. Il se peut que nous mélangions votre liqueur avec d’autres, pour garantir la vigueur de l’union. Procédez à son extraction, par des mouvements de piston. Malheureusement, il vous faut procéder manuellement, nous n’avons pas encore mécanisé le processus. Laissez-moi vous aider, je dois vérifier l’amplitude moi-même. Oh, mais oui, vous présentez un cas rare d’hypertumescense. D’ordinaire, les fibres ne font que doubler de volume. Il va falloir qu’on teste aussi votre albumine, au niveau du goût et de la température. Laborantine ! Ah, c’est vrai qu’elle n’est pas là aujourd’hui. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir des assistants. Il va encore falloir que je procède au test moi-même. »

     Cependant on sourit bien moins qu’on ne frissonne devant cet eugénisme soviétique qui en rappelle un autre et qui s’offre du plaisir hypocritement cautionné par la hiérarchie !  Et qui pouvait mieux peindre cet examen qu’un jeune homosexuel dont les samizdats plus tard se coloreront et s’enrichiront d’une distance qui peut ironiquement sonder l’abîme pervers d’une hypocrisie voilant le viol sous le zèle de l’inspection officielle ?

       Mais l’école n’est qu’un prélude pervers, comparée aux affres des interrogatoires policiers pouvant aller jusqu’à la torture quand on est identifié comme homosexuel notoire et donc « dissident ». Le bureau de police ou le laboratoire peuvent devenir, sous l’U. R. S. S. de Kharitonov, aussi bien antre du crime que terrain d’investigation d’un ambigu sadisme sexuel – et les deux deviennent poèmes cruels.

     Poème de torture et de mise à mort pour Sacha, ami de Kharitonov, dans Larmes sur un corps étranglé :

« le jeune homme était écrasé entre des murs

inutile de lutter de crier

d’abord une piqûre et puis pire

dans la cellule comme dans son lit

il se déshabillera devant les docteurs il dansera

ils le masseront

tendrement ils mettront ses fesses à nu

une piqûre il dort un mirage

on peut alors l’écraser sans douleur

la dernière des minutes de sa vie

quand il s’est déshabillé jusqu’au slip

le docteur s’est approché s’est penché

tendrement lui a posé un garrot »

       Poème invertébré, poème écartelé, de Kharitonov qui, selon Oleg Dark cité par Arthur Clech dans la préface du recueil, « se rendait à (des) convocations du K. G. B. comme à des rendez-vous galants » :

                                                                            « Mon petit policier !

                                                          Mais on peut toujours

                            tomber amoureux de l’ordre. Un amour de soldat.

                           Compagnie,         debout !            J’ai encore trop dormi.

                           Je me suis levé tard, j’ai somnolé dans la journée et il a

                           beau être encore tôt, je vais me coucher. Tel est l’ordre

                           que nous avons établi. Comment vivons-nous ?  –  Très

                           discrètement, toujours en catimini

                                                                                         il se passe quelque

                           chose autour de moi mais ça fait le tour ou au contraire

                           ça entre très délicatement en moi.

                                                                                                           J’ai à faire

                          Quoi,               espèce de pou ?              Je me réserve pour

                          la nuit je me réserve pour la nuit          non ça n’arrive pas

                          comme ça, tout seul, sans que j’aie l’intention de parler en

                          vers, les vers n’arrivent pas comme ça.  La poésie est tout

                          de même un discours basé sur des impératifs métriques.

                          Les  gens  voudraient  qu’elle  arrive  comme ça,  comme

                          l’amour, mais non, il n’existe pas le poème magique qu’on

                          répètera  et  répètera  encore comme  un rat  actionnant

                          un levier. Tout  ce  que tu peux faire, c’est te donner l’air

                          de te rappeler qu’il s’agit d’un poème.  –  Oh ! Oui, il y a

                          quelque chose là-dedans ! Oh ! Oh ! Oh !     Oh !      il y a

                          quelque chose quelque chose là-dedans –

                                                                                      où ça ?

                                                                                          –  là »

       Ici la volupté obscure érotico-poétique semble endormir la hargne. Mais elle se réveille, fébrile, se métamorphose en jouissance dont on ne sait si elle est réelle ou feinte pour que la victime échappe aux bourreaux, devienne même le hochet de ses bourreaux ; le masque en vient à coller à la peau. Face à ce qui pourrait bien être un viol collectif de barbares en manque de viande à baiser, la viande d’un homme se mue en chair de fille experte en tous les secrets du plaisir des mâles. Après que la préface d’Arthur Clech nous a appris que « Kharitonov trouva son impasse définitive rue Pouchkine (à Moscou), foudroyé par une crise cardiaque à l’âge de quarante ans peu après un énième interrogatoire par le K. G. B. », l’extrait du roman perdu, Sans slip, cité dans le texte Larmes sur les fleurs, peut prendre tout son sens : 

« Il m’a battu et il m’a tout appris. Puis il m’a refilé à un géorgien qui a fait de moi tout ce qu’il voulait. Oh, avec les hommes, il est crucial de savoir comment s’y prendre. Dans ce domaine, je n’avais pas d’égal. Après moi, ils ne voulaient plus entendre parler de filles tant je savais y faire pour les dégeler. Je connaissais chaque nerf du corps de l’homme, je savais en jouer jusqu’à ce qu’il gémisse et oublie tout. Et je pouvais alors lui demander tout ce que je voulais. Même l’étoile du Kremlin.

    Il me baisait jusqu’au sang, jusqu’à l’évanouissement, et il m’a tout appris. Aujourd’hui je lui en sais gré car après je n’ai plus eu d’égal dans mon art. Comment s’y prenait-il ? Il me battait si je ne jouissais pas en même temps que lui. Et dans le cas contraire il me battait aussi. Mais comme ça j’ai appris une fois pour toute à jouir quand un homme jouit en moi. Il lui est arrivé de me frapper avec sa queue. Il la tirait (lorsqu’il bandait) et il frappait, il me cognait le nez ou le visage, et moi je plissais les paupières comme un petit chaton. Il m’a appris à ne répondre qu’à un prénom féminin. Et à être une femme corps et âme. Il ne me demandait jamais si j’en avais envie ou pas, il m’attrapait juste la tête d’autorité et me faisait descendre vers sa queue. Après quoi il me frappait de nouveau. Les hommes que j’ai servis ensuite devenaient fous, ils léchaient et mordaient le petit trou dans lequel ils aimaient tant faire entrer leur ignoble saucisse. Mais celui-là c’était un homme, un vrai, il me battait, il me donnait une leçon et c’est tout. Il m’a même obligé à lui apporter la ceinture avant de baisser mon pantalon et de me coucher devant lui les fesses en l’air. Telle a été mon école, après quoi, muni de ce diplôme, je suis entré dans la vie. Vous savez la suite. »

     On ne sait plus où s’arrête la haine des porcs et où commence le plaisir de la proie qu’ils pétrissent et éduquent. Pourtant, malgré cette « école », quel « petit chaton » est resté Kharitonov, lui qui avait lu le grand Kouzmine (1872-1936), comme le dit une phrase du texte Larmes sur un corps étranglé : « (…) le péché, c’est de ne pas accomplir sa destinée » ! Plus on avance dans ce recueil de samizdats remarquablement traduits sans prendre de pincettes, comme on vient de le voir, plus le miel de la tendresse enfouie s’écoule par les fissures de la bombe volcanique que la vie a pétrifiée en Kharitonov. Il est le poète de l’ordure et des fleurs. Il suffit de glaner au fil de ce recueil chaotique, étouffant souvent, des illuminations de pureté inaltérable comme celles-là :

                   « Bien sûr, j’ai vécu depuis lors de longues années, mon cœur s’est endurci, mais tout au fond, il y a encore ma grand-mère, mon enfance et cette bonté, oui, de la bonté et le souvenir d’un abat-jour (…) » (Larmes sur un corps étranglé)

                    « Dieu ! Fais en sorte qu’un garçon de mes rêves soit attiré par moi et me soit fidèle comme un chien. » (Un Russe qui ne boit pas)

                    « J’aime les textes doux, directs et sincères. Le petit garçon en chemise blanche vit toujours en moi. » (Un Russe qui ne boit pas)

                  « Ainsi sous sa carapace de virilité, chaque homme cache un cœur tendre en beurre fondu. Vous savez qu’il vous faudra l’encourager, le flatter, le complimenter pour qu’il s’ouvre comme une fleur. Tout homme aspire peut-être à s’ouvrir, mais il s’en abstient par précaution, de peur que ça ne tourne à son détriment. Si sa carapace protectrice est aussi épaisse, c’est à des fins défensives. » (Larmes sur les fleurs)

                  « (…) notre légère espèce florale, dont le pollen vole on ne sait où, doit, elle aussi être ridiculisée, transformée en un mot injurieux par le sens commun, direct et grossier, des gens du peuple. (…) vous êtes tous des homosexuels étranglés (…) Alors que pour nous, nous les Fleurs, nos unions sont éphémères, sans être liées par le fruit de la progéniture ni par aucune autre obligation. Vivant chaque heure dans l’attente de nouvelles rencontres, nous, les êtres les plus futiles qui soient, jusqu’à la tombe, nous passons des disques de chansons d’amour, nerveux, nos yeux sont à l’affût, toujours dans l’attente, encore et encore, de jeunes gens comme vous.

               Mais la fine fleur de notre peuple futile, à nul autre pareil, est appelée à danser la danse de l’amour impossible et à le chanter voluptueusement. » (Tract)

                On peut lire Kharitonov hargneusement, voluptueusement, comme chante Vladimir Vyssotski.

                                                                                Pierre Lacroix, décembre MMXXV