UN HOMO DANS LA CITE

Devenir soi en terrain hostile

Il y a des livres que les vrais amis vous offrent parce qu’ils sentent des affinités électives entre leur auteur et vous. Un homo dans la cité est pour moi de ceux-là.

Pour parler de ce livre et de l’écho qu’il trouve en moi, je ferai appel à ma petite expérience de planteur d’arbre dans un peu de terre et des couches de schiste. On fait un trou à la barre à mine pour que l’arbre ait assez de terre et trouve ensuite la force de plonger ses racines dans les nappes de pierre friable. Au fil des années, en n’oubliant pas de l’arroser au plus fort de l’été, l’arbre souffre mais grandit lentement, il se fait un chemin en terrain hostile, il conquiert sa croissance au prix de la souffrance. Au moment de l’écriture d’ Un homo dans la cité, Brahim Naït-Balk est à mes yeux un arbre de 45 ans dont les racines sont parvenues à se frayer un chemin et à s’encramponner à travers des couches et des couches de schiste hostile.

En l’occurrence, le schiste qui freine et endurcit à la fois la croissance, c’est d’être homo dans une famille musulmane en France, une famille nombreuse dont Brahim est l’aîné, une famille qui trime pour vivre au fil de ses déménagements dans des cités de banlieue, la cité des 3000 logements d’Aulnay-sous-Bois tout d’abord, puis la cité Danton de Sèvres. Être homo dans ce cadre, c’est haram, le péché par excellence qui ne peut que vous attirer le châtiment suprême. Parce qu’on ne peut pas cacher une sensibilité taxée de féminine à travers ses intonations, ses vêtements, ses gestes, on enfreint la hshouma la retenue honorable qui convient à tout mâle dans un monde où brutalité et virilité se doivent d’aller de pair ! Par deux fois, Brahim connaîtra le sort réservé à celui qui sent la femme, comme Abram dans le film de Peter Fleischmann Scènes de chasse en Bavière. Laissons la plume à l’auteur pour décrire l’enfer :

Jusqu’au soir où l’un d’entre eux, encore un inconnu, a voulu me pénétrer pendant que les autres, plus nombreux que d’habitude, nous entouraient dans la cave, comme s’ils assistaient à un spectacle. Je voulais que ça s’arrête, j’ai aidé le mec à me violer pour que cela ne dure pas trop longtemps et pour ne pas avoir mal. Après, ils ont tous disparu et je suis resté là un moment, allongé à même le sol de cette cave immonde.

Bien entendu, je m’en voulais. Mais je n’ai pas davantage porté plainte. (p. 61)

Au lieu de le détruire, cette violence, ce milieu dur comme la pierre, vont révéler la force de l’arbre. Tout ce qui peut l’aider à se construire, il va l’absorber dans un sauve-qui-peut farouche : grâce aux études, il devient éducateur spécialisé. Mais les couches de schiste ont la peau dure ; il faut plonger dans la schizophrénie pour survire aux soupçons dans le milieu du travail. Les escapades nocturnes de drague parisienne aident à sortir de la honte mal vécue du plein jour. Brahim développe la seconde peau de la peur, le courage de résister à un second viol par l’un des garçons de la bande de sa cité. Tout bascule ce jour-là. L’arbre sent qu’on ne le déracinera pas.

Lentement, il avance. Il rencontre un ami qui a choisi la souffrance d’avoir à se cacher. Il va choisir, lui, à 35 ans, d’en parler à la seule qui puisse le libérer vraiment de la honte, sa mère ! Et sa mère, au delà des réticences de la coutume, en vient à sentir que son fils veut vivre au grand jour le bonheur qu’il va chercher la nuit et à l’aimer ainsi. La croissance avance, avec la tristesse d’être tardive et la découverte, après une première histoire d’amour de deux ans et demi avec Ali, un jeune Marocain aussi séduisant que volage, que l’amour est mille fois plus difficile à trouver et à vivre que le sexe :

Être arabe, musulman et homosexuel, c’est déjà cumuler les handicaps pour qui veut vivre une sexualité à peu près épanouie. Mais que les deux éléments du couple appartiennent à ces catégories identitaires, et on va vers l’impossible. (p.111)

Brahim Naït-Balk n’embellit rien, ne noircit rien de son parcours de combattant : être sentimental est un nouvel obstacle. Les forces qui vous enflamment le cœur peuvent se retourner contre vous, comme l’amour parfois jaloux et castrateur d’une mère ou le mélange de désir et de soif de fidélité inspiré par un bel Ali qui a la moitié de vôtre âge quand on le rencontre et qui devient blessure, même après la séparation. Chaque fois, il faut avancer en terrain hostile, continuer à chercher, résolument et humblement, sa voie et sa voix !

Ne jamais se renier. Vivre tous ses goûts. Continuer à aimer le foot et se sentir assez fort à plus de 40 ans pour fonder avec des amis le Paris Foot gay où il entraîne une équipe composée d’homos et d’hétéros. Se libérer aussi par le micro d’une radio, par l’extension du cercle militant de bonnes ondes, ne pas se contenter de dévoiler son secret au travail mais à des inconnus que l’on aidera peut-être à se vivre et qui vous aideront aussi à mieux vivre en les rencontrant, qui sait ? : l’aventure est née à force d’endurance en 2002, sous la forme d’une émission diffusée en direct, une fois par semaine, le lundi soir, sur Fréquence Paris Plurielle 106.3, « La Voix des Sans Voix ». Elle a fini par s’appeler naturellement « Homomicro ».

Un homo dans la cité est le témoignage vivant que toute belle croissance en différence se fait dans la lenteur et la souffrance, et toujours en mal de reconnaissance et de tendresse vraie. Comme l’arbre planté dans le schiste, il lui faut cette eau du ciel qu’on appelle l’amour.