UN DERNIER JARDIN de DEREK JARMAN

Car l’amour et la mort sont une même chose
– Ronsard

Quand, en 1986, Jarman achète une maison de pêcheurs, à Dungerness, dans le Kent, il est un réalisateur très connu : Sebastiane (1975), Jubilee (1977), Caravaggio (1986) jalonnent sa carrière, ainsi que d’innombrables vidéo-clips et une œuvre de peintre et de décorateur (notamment avec Ken Russell).

Il y a une part de hasard dans la rencontre de Jarman avec cette maison, mais elle lui plait d’emblée, par sa couleur (noire avec des fenêtres jaune canari), le terrain d’apparence aride qui l’entoure, et le paysage marin avec, au fond, la centrale nucléaire. Cette centrale enchante Jarman qui écrit : « C’est une pure splendeur. La nuit, on dirait un paquebot, ou un Manhattan plus modeste, illuminé par une myriade de lampions multicolores. »

Depuis son enfance, Jarman aime la botanique et le jardinage. Les fleurs (plus précisément les valérianes) ont accompagné ses premiers émois amoureux. Elles peuplaient le jardin abandonné où l’emmenait Johnny, l’aviateur, son premier amour…Il va entreprendre de créer, sur les champs de galets qui entourent la maison, une œuvre d’art qui rivalise avec ses plus grands films : jardin magique, qui commence par des cercles de pierres, soigneusement choisies, pierres percées, enfilées en colliers ou associées à de vieux outils et à du bois flotté. Jarman pense aux cercles des cromlechs, à la magie celtique, et certains voisins voient dans ces cercles des intentions maléfiques contre la centrale nucléaire ! Les premiers végétaux du jardin sont une aubépine qu’il plante et un chou marin énorme, espèce locale méticuleusement décrite. Puis, d’innombrables plantes vont occuper les trous aménagés entre les galets. Jarman veille sur chaque plant avec amour. Il réalise son rêve de jardinier : « Le paradis hante tous les jardins, mais seuls certains jardins sont des paradis. Le mien fait partie du nombre. » Un dernier jardin (Ed . Thames & Hudson.1995) est un très beau livre de botanique, imprégné d’amour de la vie et de refus des conventions. Jarman est fasciné par les plantes ; les contempler lui apporte la sérénité et la paix. Le courage aussi. Elles sont un modèle d’acharnement à vivre. Au moment où il commençait le jardin, Jarman venait d’apprendre qu’il était séropositif, ce qui, à l’époque, était une condamnation à mort. Créer le jardin, c’est une façon de survivre. Les plantes s’épanouissent alors qu’il décline, comme s’il leur transmettait la vie.

Son jardin, comme ses films, est à la fois construit et sauvage, austère et sensuel. Il va servir de décor à un film étrange où les images du jardin ( à la fois Eden et Gethsemani) se mêlent à des scènes surgies des rêves de l’auteur, endormi sur son bureau, alors que le vent et la pluie pénètrent dans la maison. Dans une sorte de florilège-testament, on retrouve les obsessions de Jarman : personnages bibliques et martyrs, bourreaux au service d’un ordre policier et surtout militantisme homosexuel. Sur ce dernier point, plus que le chemin de croix du couple torturé, on aime la nudité des corps qui s’enlacent et s’embrassent sous le regard pur d’un garçon enfant. On n’est pas loin de Sebastiane.
The Garden est un film exubérant, désordonné, passionné et très personnel. La brutalité y voisine avec la tendresse, un travelo en lamé violet avec un christ austère, les couleurs explosent sans crainte du mauvais goût. Mais tous ces excès, ce désordre kitsch, ne parviennent pas à masquer le chant secret des poèmes qui émaillent le film et le livre. Poèmes de désolation ( « ils sont morts dans un tel silence »), mais poèmes d’amour pour des compagnons charnels tendrement évoqués :
« Matthew baisa Mark baisa Luke baisa John
Qui fut étendu sur la couche où je m’étends
Chantez ce chant et que vos doigts s’effleurent encore. »

Que le lézard tatoué, sous un bouquet de fleurs, sur le bras de Keith Collins ( que Jarman appelait HB et qui fut son dernier compagnon), et les plantes qui continuent de pousser dans le jardin, puissent témoigner des liens entre la vie, l’amour et la mort.