Mathieu Lindon a lu « IMRE, pour mémoire »

Lire en ligne
http://next.liberation.fr/livres/2016/12/09/1906-gay-happy-end-a-budapest_1534269

1906, GAY HAPPY END À BUDAPEST
Par Mathieu Lindon
— 9 décembre 2016 à 18:36

Outre ses qualités propres, Imre, sous-titré Pour mémoire, est un document dans l’histoire littéraire de l’homosexualité. Paru en 1906, il est le premier roman américain mettant en scène une histoire d’amour entre hommes avec happy end. Son auteur est (sous le nom de Xavier Mayne) Edward Irenæus Prime-Stevenson, né en 1858 et mort en 1942, type même du «gentleman homosexuel de la Belle Epoque», écrit Jean-Claude Féray dans sa présentation qui précise que cet héritier voyageur «fut un observateur privilégié de la prostitution masculine en Europe». Dans sa notice du Who’s Who de 1913, Prime-Stevenson se dit aussi l’auteur sous pseudonyme «de plusieurs études importantes concernant une branche spéciale de la psychiatrie sexuelle».

Sa grande œuvre sur ce point, The Intersexes, fut dédiée à Richard von Krafft-Ebing avec qui il en avait discuté. Dans son avant-propos, James J. Gifford écrit pour sa part que «Imre est bien « un mémorandum », un rapport pour mémoire, un document qui résume les termes d’un contrat ou d’une transaction – ici, les discussions de paix avec soi-même et d’épanouissement entre deux êtres qui ont été isolés par leur « différence »». Comme l’intrigue présente un Anglais voyageant à Budapest et y rencontrant un militaire indigène, Jean-Claude Féray cite aussi la phrase finale d’un paragraphe de The Intersexes sur «le caractère éminemment sensuel de la musique magyare» – dans Imre, la musique apparaît un moment «comme l’art suprêmement névrosé, typiquement sexuel, pernicieusement homosexuel» : «Et le Magyar est un type racial distinctement sexuel.»

L’humour n’est pas la caractéristique du texte mais une discussion entre le narrateur et Imre en arrive à cette phrase concernant une position philosophique et qui pourrait s’appliquer à bien d’autres : «Essayez et vous aimerez ça, comme dirent un jour des cannibales à un prêtre forcé de les regarder manger son évêque.» Le texte s’emploie à décrire les masques que doit se fabriquer en société l’homme qui aime les hommes. Imre dit à quelle réserve il s’oblige dans sa correspondance : «Quant aux sentiments – des sentiments ! dans des lettres à mes amis ! -, eh bien je ne peux tout simplement pas placer ça là-dedans ni en exprimer.» Le récit est cependant un texte de l’aveu : aucun des deux personnages n’ose d’abord exprimer ses goûts et sentiments à l’autre de crainte de le perdre, comme ça leur est déjà arrivé. «Le Masque – l’éternel Masque social pour les homosexuels – ce Masque que l’on porte devant ceux qui nous sont les plus proches et les plus chers, sans quoi nous sommes perdus et rejetés !»

L’intrigue consiste à amener les protagonistes à se raconter. Les trois chapitres sont titrés «Masques», «Masques et un visage», «Visages-cœurs-âmes». Il y a quelque chose d’une malédiction dans «cet émoi sexuel détesté» mais les personnages vont finir par joyeusement faire avec, encore que Imre, comme le signale James J. Gifford, soit «un récit presque exclusivement intellectuel». Ce n’est pas dans ce texte que Edward Prime-Stevenson déploie sa connaissance pratique de la prostitution masculine européenne.

Décrivant ses goûts et comment il en est venu à les accepter, le narrateur décrit surtout comment son époque les rejette. L’amour physique entre hommes ? «C’était alors plus que jamais une horreur sans nom – une atteinte à la civilisation, à la santé mentale, au sexe, à la Nature, à Dieu !» Plus loin : «Je pris conscience que j’avais toujours appartenu à cette fraternité secrète, à ce sous-sexe, ou super-sexe.» Imre, lui, en appelle pour se mettre à nu à la féminité d’une façon qui ne fait pas l’affaire aujourd’hui (et se fait reprendre par le narrateur) : «Je suis plus féminin dans mes réactions – de plus faible étoffe. Je le ressens avec une certaine honte. Vous savez comment une femme dit « non » quand elle veut dire « oui ».» Mais c’est le narrateur qui évoque la terreur et la honte que suscitent en lui ces homosexuels qui n’ont pas la masculinité nécessaire, qui ne portent pas le masque : «Ah, ces êtres ouvertement dépravés, nocifs, sans vigueur, grossiers, efféminés, pervers et déficients dans leur nature morale, jusque dans les tissus mêmes de leurs corps !» On voit comme c’est toujours compliqué de mettre la main sur une sorte de militantisme que le temps n’invalide pas. Le texte prend cet élément en compte.
«En matière de savoir, comme dans beaucoup d’autres domaines, le monde commence à évoluer (devrait-on dire revient en arrière ? ) vers l’intelligence, la justice, l’ouverture des cœurs, mais avec tant de zigzags, tellement à contrecœur ! Ce n’est pas encore l’air du temps !»

Mathieu Lindon