DEEP END, plus 40 ans après…

Allez, plongez !

UN FŒTUS DE 15 ANS EN EAUX PROFONDES

Il faut en avoir reçu des coups, il faut en avoir fait des rêves, il faut en avoir coulé des giclées de puceau émerveillé et désarticulé, pour porter en soi DEEP END, le tourner à trente ans, en 1970, avec une poignée d’argent, un casting du tonnerre et des illuminations d’adolescent ravi, en faire une perle du fond des eaux, une perle baroque, cabossée et neigeuse !

La vie cogne dur quand on a quinze ans chez Skolimovski, qu’on s’appelle Mike, avec toujours la gueule d’ange de ses dix ans, à peine un peu de barbe et de poil sur la peau blanche, juste sa crinière d’éphèbe libre dans le vent quand il file dans Londres à bicyclette, et la mèche lourde de ses quinze ans sur des yeux myosotis : les parents préfèrent le voir parti ; les patrons l’engageraient même avec des dents de lait puisqu’il est mignon à croquer ; les bains publics, où il trouve un emploi de garçon de bain, lui font miroiter une sinécure, des murs vifs et une piscine bleutée pour mieux cacher turpitudes banales et croupissements de Styx. Mais Mike entre d’emblée dans les coulisses : les moniteurs d’écoles, quand ils apprennent à nager à leurs troupeaux d’oies blanches, s’offrent des papouilles de proxénètes. Les dames plantureuses esseulées testent le nouveau, lui tordent les cheveux et la chair, juste pour voir jusqu’où il voudrait bien leur fouiller la leur, et, si par chance elles ont joui rien que de mouiller de leurs mots et de patouiller dans cette bonne chair fraîche, elles lui laissent un pourboire… Skolimovski fait tourner caméra à l’épaule, joue sur les gros plans, braque son microscope sur le tendre comme sur le salace, bouscule son montage comme ses décors, ses acteurs et ses spectateurs, ça va vite, ça cogne, comme quand on se reçoit la vie en pleine figure et en plein corps frêle, quand on est un vrai sylphe lâché dans la jungle des adultes, un acteur-sylphe aussi, au vrai nom de sylphe d’ailleurs, John Moulder-Brown, dont Visconti, deux ans plus tard, fera le fragile frère de Ludwig dans Le crépuscule des dieux, Otto, devenu fou, bien avant son frère, fou d’avoir vu les horreurs de la guerre à Sadowa…

Mais la vie vous sourit orange aussi, de temps en temps, quand vous avez quinze ans dans le « swinging London » et que travaille avec vous, aux bains publics, une ondine aux longs cheveux roux, belle comme Marianne Faithfull chantant As tears go by, une belle fille de ce temps-là, campée par Susan Asher, une Jane à qui vont divinement les bottes noires, le maxi ciré jaune flottant et la minijupe à la Twiggy : belle et libre à se damner quand on est puceau et qu’on veut perdre son pucelage en gardant ses illusions, qu’on veut donner son corps en même temps que son cœur de diamant ! Il y a de L’homme blessé de Chéreau dans le Deep end de Skolimovski, mais avec une palette toute autre, une palette à la Jacques Demy d’Une chambre en ville. Et bien sûr, la belle est une garce légère, une bulle de rêve pour Mike qui semble tout droit sorti de sa province, comme un Polonais du temps de l’URSS qui se prendrait à la toile d’araignée des néons de Soho ! Surtout, ne pas dévoiler au lecteur de cet article l’extraordinaire chorégraphie de la scène finale au fond de la piscine, préparée depuis la goutte de sang du premier plan, et abasourdissante en même temps, à pleurer, comme pleure tout à coup la voix de Cat Stevens. Diamant, eau bleue et sang.

Et si les « addicted to love », les malades de l’amour, à quinze ans ou même davantage, restaient toujours de tendres fœtus ?

Pierre Lacroix