« Le cygne noir » (The one black swan), Renée Vivien (sous le nom de Pauline Mary Tarn), ErosOnyx Editions 2018

« Le cygne noir » (The one black swan), Renée Vivien (sous le nom de Pauline Mary Tarn)

Merci tout d’abord aux éditions ErosOnyx de nous offrir cette belle réédition en version bilingue du recueil posthume de Renée Vivien, et de l’ouvrir par un cliché photographique, judicieusement choisi, représentant Renée Vivien et Natalie Barney.

Comme l’écrit Nicole G.Albert dans sa présentation, la poésie vient poindre sous la prose apparente de ces textes courts, condensés, contes miniatures (au sens où on l’entend en peinture), à la fois délicats et incisifs. Il en résulte une tension stylistique qui s’ajoute à celle du récit proprement dit. Placés sous le signe du « cygne noir », on pourrait penser que leur tonalité générale est mélancolique, voire sombre ou désespérée. Et si une première lecture semble le corroborer, pour ma part j’y vois aussi quelque chose de différent. Plutôt que de recevoir cet ultime recueil comme un adieu que nous aurait adressé Renée Vivien trois ans après sa mort (ce qu’il est aussi), j’y décèle une autre signification, l’expression d’un principe de vie, un enseignement, et puisque nous sommes dans l’univers des contes, comme une morale de l’existence, haute, exigeante, libératrice.

Que nous dit en effet celle qui, pour moi, peut-être plus que le cygne noir ou Ondine, imprime sa marque au recueil, « la reine vagabonde » ? Que tout le prestige, l’apparat d’un statut de reine ne vaut rien en comparaison du vent des grands chemins, du vaste ciel et qu’il est préférable, plutôt que de continuer à vivre dans une prison dorée, d’aller mourir « parmi les pavots éclatants et les clairs bleuets ».

Tous ceux qui n’ont pas cette clairvoyance, ce courage, tous ceux qui se laissent guider par les apparences de la beauté et l’envie de les posséder, par ces faux atours que le sensible met à notre disposition, tous ceux-là finissent par perdre leur bien le plus précieux : leur liberté. C’est le cas de l’homme longtemps hésitant devant la femme-ombre, de la bergère victime du troll, elle aussi, au départ, hésitante, et même méfiante, et qui, pour finir, succombe et s’en repent mais trop tard. Ils prêtent trop l’oreille aux paroles mensongères, n’opposent pas assez de résistance. Ils sont des proies faciles. Peut-être, au fond, parce qu’en eux, plus que chez d’autres, résonne douloureusement « la complainte de Freya », cette nostalgie profonde d’un bonheur perdu, ce regret du lointain printemps, de la jeunesse envolée. Une fragilité secrète, intime, qui les rend vulnérables.

A cette tentation permanente, à ce danger, nous dit Renée Vivien, nous dit « la reine vagabonde », il faut s’opposer avec détermination. Lutter pour rester libre. Et ne rien attendre en échange. Accepter de rester seul. Ne pas vouloir être semblable aux autres quand on est différent, comme le cygne noir qui préfère quitter ceux qui le persécutent et partir vers sa liberté, fût-ce au prix de sa vie. Ne pas compter sur de la gratitude ou une quelconque récompense pour ses actes, comme Ondine le fait comprendre à celui ou celle qui, bien que satisfaisant toutes ses demandes, se voit rétorquer un « Rien » à ses propres souhaits. Non, tu n’auras rien en retour. Savoir dès le départ que la tâche à laquelle on s’attelle peut être inutile et l’accomplir malgré tout, comme le font les trolls de la montagne. Qu’elle soit écrasante en plus d’être inutile et l’assumer quand même, comme le vieil homme greffier des naufrages.

Naturellement, c’est une haute et difficile exigence que d’agir de la sorte. Un effort de tous les instants. Dont on peut sortir brisé, comme Madonna Gemma qui devient une meurtrière, ou pis encore, comme la femme à la louve, « partagée entre le défi et la peur », et que la tempête emporte. Comme le cygne noir qui meurt d’épuisement pour avoir voulu être libre. Et pour ceux qui restent en vie, la douleur est souvent au bout du chemin, ainsi que le rappellent les moniales enfouies dans leur « grand silence blanc ».

Le combat à mener est intérieur. Il se livre contre soi-même, contre ses faiblesses, ses inclinations, dans la mesure aussi où l’on porte au plus profond de soi des atavismes, des liens avec notre passé qui, si on n’y prend pas garde, peuvent se transformer en nœuds coulants, nous piéger. Le mort qui crie vengeance dans les « Rivaux », l’épouse défunte qui rappelle à elle le conjoint survivant (« L’épouse acariâtre ») représentent ce passé qui vit en nous et ne passe pas justement, nous rattrape et nous entraîne loin de la lumière, parmi les ombres prêtes à nous dévorer.

Mais comment, dans ces conditions, nous défaire vraiment de nos chaînes ? Comment obtenir le détachement suprême qui nous libérera définitivement, au-delà de tous les obstacles rencontrés pour y parvenir ? La clef en est peut-être donnée par Ondine quand elle dit qu’il faut imaginer les noyés heureux, « leur cœur aussi débordant et vide qu’un coquillage marin, vide mais plein de la mer » car, et c’est là l’essentiel, « ils ont oublié la douleur de l’amour humain ». Il s’agit donc bien de cela dont il convient de se libérer, le point névralgique dont il faut s’éloigner dans un dernier sursaut, cela la source de tant de souffrances (et l’on pense bien sûr à Renée Vivien et Natalie Barney) et qu’il faut tarir : l’amour.

Ne restent plus alors, autour du lit de l’encore vivante, que trois ombres, silencieuses et attentives, en observation. Elles portent un message d’espoir. Elles portent la mort. La libération.

André Sagne

Un autre film récent, « Seule la terre ». André Sagne a vu et aimé ce film de Francis Lee

Rares, au cinéma, sont les histoires d’amour gay qui ne se déroulent pas dans un cadre urbain ou périurbain, et encore plus rares sont celles qui mettent en scène, non des citadins à la campagne, ou des néo-ruraux, mais bel et bien des paysans sur leurs terres, agriculteurs fermiers ou éleveurs. Or, c’est précisément le cas de Seule la terre de Francis Lee, sorti sur les écrans en France en décembre 2017 et dont l’originalité marque durablement nos mémoires de cinéphiles.

D’emblée, on est plongé, avec un souci du détail et un réalisme qui est l’une des caractéristiques du film, dans le difficile quotidien de Johnny Saxby, un jeune éleveur de moutons du Yorkshire qui vit avec son père et sa grand-mère dans la ferme familiale. Un jeune homme encadré de ces deux parents et qui surnage comme il peut. Autant la grand-mère exerce une vigilance discrète à la maison dont elle assure la bonne marche, silencieuse et inquiète, autant le père, bien que déjà affaibli par la maladie, ne renonce pas à son autorité. Il continue à vouloir diriger l’exploitation en donnant des ordres à son fils et en critiquant son travail, qu’il juge en général mauvais, toujours bâclé à son goût, insatisfaisant pour tout dire. Il ne se rend pas compte qu’en étant ainsi sur ses talons, en ne lui faisant pas confiance, il le maintient dans un état d’immaturité qui le démobilise et l’empêche de se projeter dans ce métier.

C’est l’antique loi des pères qui n’ont de cesse de chercher à tuer leurs fils pour ne pas mourir eux-mêmes. On a là d’ailleurs tous les ingrédients d’un drame. Le père autoritaire, omniprésent mais vieillissant, le fils qui ne trouve pas sa place, et la grand-mère (la mère, elle, a quitté le foyer conjugal, parce qu’elle ne supportait pas la vie paysanne) qui assiste impuissante à ce duel fatal. Mais le film, justement, ne va pas prendre cette direction.

La ferme, on le sent, arrive à peine à les nourrir. L’avenir semble bouché. Ce sera bientôt, c’est peut-être déjà la fin d’une époque. Johnny, pour échapper à cette atmosphère lourde, descend de temps en temps au village, prenant prétexte d’une foire aux bestiaux par exemple (restituée d’une manière très réaliste là encore), pour respirer un moment et oublier les soucis. Ce qui signifie pour lui prendre des cuites au pub, revoyant quelques jeunes de son âge, une fille qui tourne plus ou moins autour de lui avant de s’éloigner, et surtout un garçon avec lequel il a un rapport de sexe, cru, direct, sans fioritures.
Est-il pour autant homosexuel ? Se définit-il comme tel ? Rien n’est dit de ses motivations intimes. Mais son comportement parle pour lui. Ses préférences sexuelles vont manifestement vers les garçons et il doit le vivre sans trop se poser de questions, en n’y attachant pas plus d’importance que cela. Son milieu et son travail ne le portent guère à l’introspection. Peut-il espérer mieux de la vie ?

Comme souvent, l’événement surgit qui modifie le cours de ce que l’on croyait inéluctable. La santé du père est fragile. Il le sent et se résigne à regarder la réalité en face: bientôt, il ne pourra plus gérer la ferme avec son fils. Seul, ce dernier aura du mal à s’en sortir, pense-t-il. Il décide alors de passer une annonce pour recruter un saisonnier. Tout en jurant de le renvoyer s’il ne fait pas l’affaire. L’illusion, toujours, d’un retour à l’ordre ancien devenu dans les faits irréalisable. Et contre toute attente un candidat se présente. IL s’appelle Gheorghe Ionescu et il est roumain.

​C’est le grand renversement du film, son retournement majeur. Le moment où l’arrivée de l’inconnu, de l’étranger fait basculer l’univers de Johnny et le conduit à se découvrir lui-même autre. Les débuts, cependant, ne sont guère encourageants. Le natif du Yorkshire se ferme devant cet immigré qui représente une véritable intrusion dans son existence pourtant si morne. Il lui est carrément hostile. Gheorghe, au départ, fait profil bas. IL ne s’impose pas, observe beaucoup et surtout montre de vraies compétences. Ce que ne tardent pas à constater le père (surpris) comme le fils (peut-être jaloux). Mais il ne précipite rien, n’a d’ailleurs rien de particulier en tête. Lui aussi affronte un inconnu. Victime d’une attaque et hospitalisé, le père est alors marginalisé et laisse face à face les deux jeunes hommes.

La nécessité de partir plusieurs jours tous les deux dans les collines pour la naissance des agneaux, loin de tout, coupés du monde, va jouer le rôle d’un détonateur. Jusque-là cantonnés dans leur rôle respectif, le fils indigne pour Johnny, l’immigré discret et soumis pour Gheorghe, ils vont se libérer de ces caricatures, exposés l’un à l’autre sans filtre, sans témoins, livrés à eux-mêmes dans la nature splendide et âpre du Yorkshire.
Et Gheorghe, lumineux de délicatesse et d’attention, va véritablement accoucher de Johnny en ce sens qu’il va le rendre à sa véritable dimension de personne humaine, à ses désirs, à sa sensibilité, à son intelligence, que ce soit pour faire vraiment l’amour, complètement, de tout son corps et de toute son âme, pour admirer le paysage au lever du jour, se laisser envahir par cette beauté, ou s’occuper le plus tendrement du monde d’un agneau trop chétif, jusqu’à le faire dormir près de leur couche, au chaud, dans son petit enclos improvisé de paille et de carton. Ce sont des images qui restent en mémoire, très précises, très incarnées, authentiques, dans l’air piquant du printemps et sa lumière vive, terre et ciel mêlés, des images de commencement, de bain inaugural, de premier jour de la Création. De l’amour formidablement pur et sexuel de Johnny et Gheorghe. De leur sexualité franche, innocente, que rien ne vient salir ni corrompre. De leur compréhension du monde. En communion avec toute la nature, les bêtes et les plantes. Et le vent partout présent, partout vivant.

C’est le jaillissement de leur amour. C’est le sommet du film. On voudrait y rester à tout jamais. Mais il faut redescendre, rejoindre la société des hommes, ses pièges, ses faussetés. Renouer avec ses propres faiblesses aussi. Gheorghe a plus d’expérience que Johnny, peut-être plus de maturité, l’amour lui trace une perspective, il lui donne un contenu en ayant des projets pour la ferme, pour la redynamiser avant qu’elle ne meure. En revanche, Johnny se remet avec beaucoup de difficultés de ce moment unique qu’il a connu dans la montagne, de cette intensité-là. Il retombe très vite dans ses travers, trop vite, par paresse mais aussi sans doute par peur de ce qu’il a vu s’entrouvrir devant lui grâce à Gheorghe, un véritable avenir d’homme aimé de son homme, sur la terre qui est la sienne et la leur en même temps. Il en est effrayé, c’est trop grand, trop beau après toutes ces années de solitude et il se remet à boire, il retourne sur les vieux chemins usés qui ne sont que des impasses. « Le costume fané couleur cannelle » de Cavafis.
Il cède à la tentation du déjà connu, du déjà vu, il renoue avec le garçon des foires et des pubs, avec le sexe hygiénique, honteux des toilettes publiques, le sexe furtif et brutal. Aussitôt que Gheorghe s’en aperçoit, et ça se passe quasiment sous ses yeux, dans le pub où il buvait sa bière avec lui, il part, il le quitte, blessé, sûrement déçu que Johnny retombe si vite dans ses ornières, se fasse entraîner aussi aisément par son passé sur la pente de l’abandon, par une sorte d’atavisme insupportable.

Car la générosité de Gheorghe pour Johnny, ce don qu’il lui a fait, partage fondateur, nouvelle naissance, cette profonde éducation qu’il peut lui donner est aussi une exigence, un appel à se dépasser. À ne pas se laisser enfermer dans ses habitudes par une routine mortifère. Il a déjà connu des échecs, des exploitations qui n’étaient plus viables, des existences aussi condamnées à la désespérance et il ne veut pas revivre ça, comme il le dit très simplement à Johnny.

Son départ aussi rapide, aussi immédiat, tombe sur Johnny comme un couperet. Une douche froide, un coup de semonce. Un signal qu’il ne faut pas rater. L’absence souligne douloureusement la présence disparue, comme en creux. Elle conduit à en prendre la mesure, la juste valeur maintenant qu’elle n’est plus là. Un pull laissé par Gheorghe le fait comprendre à Johnny, dans une scène extrêmement sensible, où, redevenu seul dans sa chambre comme au temps de l’adolescence, il le trouve par hasard, le caresse, en tâte la laine, se remémorant tout ce que Gheorghe lui a fait découvrir de son corps, de la beauté de sa terre et de son travail. Sa sensualité, sa tendresse infinie. L’émotion est trop forte. Johnny se rend compte qu’il aime cet homme et il part à sa recherche, veut le retrouver pour le ramener à la maison où père et grand-mère, finalement, ayant tout compris sans avoir rien eu à demander, l’attendent aussi.

On tremble qu’il n’y parvienne pas, qu’il retombe dans sa vie d’avant. Bien des films auraient choisi une telle fin et, consciemment ou non, auraient ratifié d’une conclusion morale l’issue forcément malheureuse d’un amour impossible. Ici, rien de tel. La dernière image du film, celle de la porte d’entrée qui se referme sur les deux hommes, est une image d’espoir. Oui, un espoir est possible, nous dit-elle, on peut imaginer que Johnny et Gheorghe vont vivre leur amour là, sur cette terre du Yorkshire, s’aimant et travaillant ensemble, nimbés de cette lumière, de cette nature. Heureux. C’est le message du film et de son réalisateur, Francis Lee, l’optimisme qui nous redonne énergie et courage et nous fait enfin voir les choses autrement que sous le signe du malheur. Ce n’est pas si fréquent. En cela, Seule la terre s’oppose à toutes les tragédies qui ont si souvent distingué les amours homosexuelles à l’écran. À croire qu’il serait voué à l’échec de vivre selon son propre désir. À croire que la mort seule attend les amants. Et de conforter ainsi la norme hétérosexuelle en donnant de l’homosexualité une image exclusivement négative. Sans joie et sans avenir. En cela, Seule la terre est véritablement l’anti- Brokeback Mountain.

André Sagne

Un film récent, à voir, Call Me by Your Name,…

Les deux génériques de ce film – celui du début, celui de la fin – sont magnifiques. Voilà ce qu’il est d’abord possible de dire à propos de Call Me by Your name ! Le déroulement ne doit en aucune façon être révélé à celui qui n’a pas encore vu le film et bien malin celui qui serait en mesure de rendre par de la prose un climat qui doit tout à une approche poétique et sentimentale des situations vécues par les personnages de cette histoire.

Certains plans silencieux « parlent » mieux qu’aucun discours, certaines émotions s’insinuent dans l’esprit – disons même le cœur – du spectateur de manière si naturelle qu’il peut facilement s’imaginer que c’est sa propre existence qui est en jeu, que ce qui le trouble ressemble à ce qu’il a déjà connu, plus sûrement à ce qu’il aurait aimé connaître aussi.

Elio, le jeune héros du film, a dix-sept ans. C’est sensiblement l’âge de Roméo, exactement – à une nuance près… – les mêmes premiers émois du cœur que ceux du personnage shakespearien. L’action est située en Italie, en partie dans une villa de rêve entourée d’un jardin où il suffit de tendre le bras pour cueillir une pêche juteuse ou un abricot mûr à point. On se baigne dans des endroits sublimes, on fait du vélo dans une campagne idyllique ou dans des rues bordées de palais moyenâgeux qui ne sont même pas des décors de cinéma mais des lieux de vie bien réels comme il en existe encore tant en Italie. L’été s’écoule lentement, partagé entre des activités sérieuses (lecture, archéologie, musique), d’autres voluptueuses.
Nous sommes en 1983. Comme on savait alors vivre avec grâce, ou même vivre tout court, en ces temps où nul n’était accroché à son téléphone portable ! À cette époque, en Italie, on trouvait encore de vieux trains dont chaque compartiment disposait d’une porte ouvrant directement sur le quai.

Ce qui n’a pas changé – c’est en tout cas à espérer – c’est la manière qu’on les êtres de se désirer, de s’aimer ; parfois de se faire du mal et de souffrir.

Oh ! ce générique de fin. Si j’affirme que c’est l’un des plus beaux moments du film, on ne me croira pas… jusqu’à ce qu’on l’ait vu. Il est bouleversant, il vous remue l’âme et rappelle, à ceux qui l’auraient oublié, qu’il est des souffrances auxquelles on ne renoncerait pour rien au monde. Le jeune acteur Timothée Chalamet, qui interprète cette scène tout en émotion contenue, donne ici la pleine mesure d’un talent d’une subtilité sans exemple. Il est magnifique d’un bout à l’autre du film.

Que les autres interprètes me pardonnent – l’un d’entre eux tout spécialement – si je n’en dis pas davantage à leur sujet, ce serait dévoiler une partie de l’intrigue, ce que je me refuse à faire. Mais la distribution entière est remarquable, avec une mention spéciale pour… mais non, sous peine d’éventer la surprise, je ne peux pas call him by his name…

Alain Sœfffler

PS du webmestre : à remarquer dans le coin droit en haut de la couverture la tête du Faune Barberini (Glyptothèque de Munich) dont on peut trouver la reproduction complète dans l’excellent essai de William Marx, Un savoir gai, 2018, aux éditions de Minuit.

Après le triomphe de « 120 battements par minute » aux Césars 2018

À sa sortie, je me suis dit que je ne pourrais pas aller voir ce film en tant que simple spectateur. Ce n’était pas pour moi un film comme les autres. Et de fait, j’ai attendu plusieurs semaines avant de le voir.
Je suis gay, j’ai vécu à Paris dans les années 1990, celles du film, et je redoutais de me replonger une nouvelle fois dans cette période de ma vie où j’avais peur, où l’annonce des deuils était quasi quotidienne, où j’avais l’impression de ne traverser Paris que pour me rendre de mon domicile à mon travail et vice versa sans jamais pouvoir dévier, comme si je me tenais sur une étroite passerelle suspendue au-dessus du vide. À quoi bon revivre tout ça par écran interposé ?
Je n’avais pas non plus milité à Act-Up, seulement participé aux défilés du 1er décembre et si, après beaucoup d’hésitations, je m’étais décidé à devenir volontaire pour Aides, cela ne représentait pas le même engagement, comme le film le rappelle dès ses premières minutes : « Nous ne sommes pas une association de soutien aux malades » dit le représentant d’Act-Up aux nouveaux.
Pourtant, je savais que je ne pouvais pas ne pas aller le voir. Parce que c’était aussi un peu de mon histoire qui y était rapportée, qu’on ne peut pas effacer le passé et que les morts, on les porte avec soi pour toujours.
Et je n’ai pas regretté d’y être allé. Ce film, on le constate immédiatement, nous parle de l’intérieur. Il n’est pas comme beaucoup d’autres un point de vue donné de l’extérieur, en surplomb, comme étranger à son sujet. Non, le film de Robin Campillo en parle intimement, avec sensibilité et profondeur. Et en même temps il reste accessible, je pense, à tous ceux, hétéros ou trop jeunes, qui n’ont pas connu cette histoire et vont la découvrir. En cela 120 battements par minute est précieux : il raconte notre histoire et il la fait partager au plus grand nombre.
D’entrée, on est plongé dans une RH (réunion hebdomadaire) d’Act-Up Paris et la séquence peut paraître longue au spectateur d’aujourd’hui. C’est pourtant, à mon sens, la base même du film, son terreau. Ce qui en valide la suite. On sent très vite la qualité de la restitution, l’engagement des acteurs, le grand soin apporté à l’authenticité des échanges entre les participants, ce que Robin Campillo appelle « le parler pédé ». La dynamique vient alors d’une narration à trois temps qui démultiplie l’histoire. En réunion est choisie une action avec ses modalités, qu’on voit ensuite se dérouler à l’écran dans les difficultés et les résistances du réel, enfin ladite action fait l’objet d’une restitution dans la réunion suivante en une sorte de retour d’expérience. Ainsi passe-t-on de la parole à l’action et de l’action à la parole.
S’il en restait là, le film ne dépasserait pas cependant le cadre du documentaire. De très bonne facture certes, mais il ne toucherait pas le public comme il le fait. En s’élargissant à l’histoire d’amour entre Nathan et Sean jusqu’à son dénouement final, il donne une épaisseur psychologique et une profondeur à ce qui, sinon, aurait pu être entravé par trop de didactisme. Il confère à la pulsation qu’évoque le titre du film sa dimension pleine et entière : celle de l’amour, celle de la vie véritablement vécue. Sur fond d’engagement total, sans réserve, il montre, hors de tout psychologisme, dans l’évidence des regards, comment se nouent étroitement vie militante et vie privée, collectif et individuel. C’est cette osmose, rarement atteinte en temps normal et qui se fait ici sous le signe de l’urgence, qui emporte le film, lui donne son ampleur et son universalité. Ce que l’on dit, ce que l’on vit, ce que l’on fait, tout s’unit, tout se relie. Comme le montre la dernière scène, la mort elle-même devient un acte militant.
Nathan et Sean sont au départ très éloignés l’un de l’autre. Nathan est nouveau dans l’association quand Sean est déjà une figure centrale du groupe, un concentré d’énergie militante à lui tout seul. Leurs tempéraments semblent également opposés. Autant Nathan est discret, calme, silencieux, dans une posture d’observation, autant Sean est exubérant, extraverti, traversé en permanence d’un sentiment de révolte, d’une colère qui ne faiblit pas. Mais dans ce combat qui pourrait le durcir, il a gardé sa sensibilité, la faculté d’être attentif à l’autre, ce qui l’humanise et lui évite d’être prisonnier de son image de rebelle. C’est tout cela qui passe dans la scène où ils se parlent vraiment, où Nathan raconte son histoire et où l’on sent Sean attentif et séduit, assis côte à côte, et filmés presque visage contre visage, cadrés étroitement par la caméra, sur les bancs de l’amphi qui voit se dérouler une énième RH.
Dans leurs regards tout cela passe. Le désir dans sa puissance intacte, la délicatesse de l’amour qui naît. Et ils se regarderont encore, de plus en plus, ils se parleront encore quand ils seront devenus amants, Sean à son tour racontant son histoire, le plus intime, ce sur quoi on ne pose pas de question, la façon dont il a été contaminé.
Ils vont ensemble jusqu’au bout de leur amour. Jusqu’à son aboutissement. Jusqu’à la mort. Nathan ou Sean aurait pu fuir, pour toutes les raisons que l’on devine, par rapport à leur situation respective. Ils plongent au contraire tête baissée dans cet amour que les gens raisonnables auraient soigneusement évité. Ils s’aiment. Ils vont ensemble se baigner nus dans l’Océan, sur ces plages landaises qui leur offrent l’infini et le soleil, dans le tremblement de leurs pas et la lumière de l’été. Ils s’aiment. Dans cette chambre d’hôpital qui pue la mort, dans une lumière blanche qui creuse violemment les corps, et alors que Sean est très faible, ils trouvent encore le moyen de faire l’amour, en un formidable pied de nez contre tous les fatalismes, guidés par leur seul désir, en une scène de masturbation qui est une déclaration de vie et un superbe geste d’amour de Nathan envers Sean.
En entrelaçant ainsi la précision documentaire aux cheminements du désir et même à son exacerbation, 120 battements par minute réussit à rendre hommage au courage des militants qui n’ont pas baissé les bras et ont voulu vivre jusqu’au bout en atteignant le cœur de chacun d’entre nous. C’est, je crois, la signification de l’image la plus frappante du film peut-être, celle de la Seine devenant rouge de sang. On pense à la force symbolique que cette image revêt notamment dans la mémoire protestante, celle du massacre, et qu’Agrippa d’Aubigné a fixée dans ses Tragiques . Le sang des victimes du sida qui rougit les eaux de la Seine apparaît alors comme l’expression la plus vive, la plus bouleversante de ce que furent ces années-là, une Saint-Barthélemy des pédés.

André Sagne

Tom of Finland, le film, a enchanté Alain Stoeffler


Tom of Finland
appartient à cette catégorie de films qui vous laissent rivé sur votre fauteuil lorsque défile le générique de fin, tant l’émotion qu’il suscite vous a extrait de la réalité. Si seulement le rêve pouvait se prolonger…
Même parmi ceux qui connaissaient ses dessins, combien étaient au fait des circonstances de l’existence de Touko Laaksonen (identité finlandaise de notre ami Tom) ? Il a pris part à la guerre (dont le souvenir le hante), connu la traque policière exercée à l’encontre des homosexuels avec haine et brutalité, survécu tant bien que mal avant de connaître la consécration en Californie, alors terre promise des gays.
L’évocation de sa vie permet de suivre l’évolution des mentalités sur la question gay, la condamnation par la société, la répression policière, la misère affective, et enfin le sida.
Le film, à sa manière, est militant, sans que l’on devine pour autant le moindre militantisme dans la démarche du réalisateur. Il se contente de montrer les faits, au spectateur d’en tirer lui-même les conclusions.
Quand on raconte les exactions dont les juifs eurent à souffrir, on montre de la compassion et l’on s’indigne ; mais s’agit-il d’homosexuels évoquant sensiblement les mêmes actes de barbarie dont ils ont été les victimes (et le sont encore en de nombreux pays), les gens n’y prêtent qu’une attention indifférente, soit qu’ils s’en moquent, soit qu’ils restent incrédules, quand ils ne pensent pas in petto : « Tant pis pour eux, ils l’ont bien cherché. »
Ce film rend justice aux homosexuels avec une rare habileté, ce n’est pas une plaidoirie mais seulement la mise en exergue de fragments de vie, un regard porté avec tendresse sur une « communauté » injustement fustigée. Ce n’est qu’avec prudence que j’emploie l’expression communauté, car je n’aime pas le principe d’enfermement qu’elle suppose, mais, ici, elle est tellement associée à l’idée de solidarité et de culture commune qu’elle me semble la bienvenue. Un peu à la manière des associations d’anciens combattants dont l’objet n’est pas de faire que l’on s’isole des autres mais de sauvegarder le souvenir d’une expérience partagée.
Le rythme de la narration est lent, soutenu parfois par une musique prenante, et l’imprégnation se fait par petites touches. Régulièrement, des envolées poétiques ou des passages sensibles enluminent l’écran. Le réalisateur a du caractère et du style, son film a de la profondeur sans manquer jamais d’élégance ni même d’humour. Pour preuve, ce garçon en phase terminale du sida qui arrive à rire avec ses amis venus le visiter à l’hôpital (et qui lui apporte un lapin, bien connu pour son appétence sexuelle) lorsque le terme « positif » affleure dans la conversation et que l’un d’eux fait observer que c’est de circonstance.
Autre scène touchante, qui anticipe sur le mariage pour tous, qui montrent Tom et son ami de cœur superposant à une banale emplette de rideaux jaunes (la couleur des nouilles !), la cérémonie fantasmée de leur mariage, les anneaux des rideaux symbolisant alors leurs alliances.
Un grand et beau film, une existence d’exception, et, il ne faudrait pas l’oublier, un artiste de premier plan.
Certes, les dessins de Tom sont de formidables exhausteurs de fantasmes, mais ils méritent mieux que d’être réduits à cette seule fonction érotique. Tom a su créer un univers qui relève de sa seule fantaisie, et c’est la marque d’un talent artistique accompli.

Alain Stœffler

THÉO ET HUGO DANS LE MÊME BATEAU en DVD

Olivier Ducastel et Jacques Martineau sont, il y a peu, revenus sur les écrans, après quelques années de silence, avec Théo et Hugo dans le même bateau, film formidable au double sens du mot, fatal et passionnant, double sens qu’on trouvait dans le titre de leur premier film Jeanne et le garçon formidable (1998), déjà centré sur les thèmes de l’amour fou et du sida. On retrouve ici leurs leitmotive : personnages à jamais sentimentaux, funambules, en quête de tout ce qui alimente l’amour d’aimer, de tout son corps, de tout son cœur, l’amour de vivre, l’amour de lutter, ardents, inquiets, solidaires de tous les défavorisés de la jungle sociale, jamais résignés, jamais blasés, jamais froids. Théo et Hugo sont interprétés par deux acteurs radieux, François Nambot et Geoffrey Couët, sensuellement fiévreux, graves sans cynisme au fil d’épreuves mais aussi de cadeaux de la vie contés en temps réel. Le premier plaisir du film, c’est de voir que Ducastel et Martineau nous reviennent sur les écrans liés à Théo et Hugo dès le générique, indéracinables adolescents, marqués peut-être mais lumineux.

Autre évidence, dès la première vision de ce film au titre qui fait joliment chanter ses trois o, Ducastel et Martineau ont un style de plus en plus fort, de plus en plus original : la scène d’ouverture restera dans la mémoire des cinéphiles tant elle est réglée, comme une chorégraphie, au millimètre près et provoque un impact sensuel et émotionnel inouï, tandis que le poing serré du temps réel qui renvoie à un modèle revendiqué, Cléo de cinq à sept (1962) d’Agnès Varda, donne au film une tension narrative subtile en évitant que se dilue l’intérêt du spectateur après l’uppercut de l’ouverture. Tension du fantasme où se glisse silencieusement l’amour dans les vingt premières minutes, puis tension de l’amour à mort, coup de théâtre de la révélation par Hugo de sa séropositivité, Hugo que Théo a pénétré sans capote dans la chaleur de la transe, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent : le film nous tient en haleine tandis qu’avancent les personnages, en funambules, sur le fil d’une tendre tension qui jamais ne cassera, jusqu’à un dénouement libre comme l’envol d’Éros.

Tour de force de la scène d’ouverture : elle parvient à abolir la couture entre romance et porno. Elle sent la sueur, le sperme, le plaisir et peu à peu un mystère que le spectateur devine plus qu’il ne le voit, car les regards et les érections changent lentement de cap : un coup de foudre naît entre Hugo et Théo en pleine bacchanale. La chair et la passion vont bien ensemble quand Éros décoche sa flèche imprévisible. Vingt minutes de cinéma réglées comme du papier à musique… électronique. Montage en plans larges et rapprochés où les acteurs ne peuvent pas échapper à la magie totale de l’attraction-attirance : ce sont bien leurs corps, ce sont bien leurs yeux. Tempo hallucinant d’une musique très haute, saccade électrique, battements à la folie du sang, du cœur et des coups de butoir d’une pénétration des âmes comme des corps. Un ange passe dans le chaos. Nirvana des chairs et romantisme en même temps de l’apparition du prince qu’on attendait. Ducastel et Martineau arrivent au tour de force que le cinéma a tant de mal à réaliser : mêler le tendre au cru. Alain Guiraudie, dans son film L’inconnu du lac (2014) avait déjà approché ce mystère, dans l’Arcadie d’un lieu de drague, avec la musique du vent dans les peupliers : c’était puissant, le coup de foudre en pleine scène de sexe se faisait aussi en un jeu de regards mais différent ; le bel ogre lançait à son petit Poucet un regard à la Genet, « je te hais d’amour », que la suite du film confirmerait jusqu’au fondu au noir de tous les rêves et de toutes les boucheries aussi. Rien de tel chez Ducastel et Martineau : backroom urbaine, musique dopée aux poppers, chaud-froid de l’audace de marier le rouge au bleu, inserts à la Pierre et Gilles de tableaux d’anges en majesté nimbés de l’éclair blanc du coup de foudre. Le bel amour peut naître au jardin des délices : l’Éros de Guiraudie est sombre, l’excitation qu’il inspire pourra aller jusqu’au couteau du beau serial-killer, tandis que Ducastel et Martineau fixent le spectre lumineux d’un Éros qui donne envie de vivre autant que de baiser. Le point commun, c’est qu’ils parviennent à faire se fondre, par l’invention d’un style, ce qu’il est judéo-chrétien mais clair et simple d’appeler le cœur et la chair. Ducastel, dans ses entretiens autour du film, fait référence à Patrice Chéreau et à son film Intimité (2001) : oui, on voit à quoi il fait allusion, à l’intimité du couple homme-femme de ce film, à leurs corps qui se cherchent longuement, goulûment, à la sueur, au grain réaliste des peaux, au noir des poils et au détail tendre et cru des sexes, à cette larme aussi qui coulera dans un clair-obscur de chanson de Marianne Faithfull qui joue aussi dans ce film, larme exquise de rupture du cœur quand le couple décide de ne plus se voir. Moins ténébreux aussi que Chéreau sont Ducastel et Martineau, mais dans la même impulsion corps à cœur. On n’est pas près d’oublier la caverne rouge de l’ouverture de Théo et Hugo dans le même bateau, sa transmutation du porno en romance, qui ne perd rien de sa crudité, ni d’oublier le staccato hallucinant, les flammes de cette caverne où passe, comme chez Platon, l’Idée de l’amour fou, celle qui vous marque au fer rouge et qui fera de vous à vie un obsédé érotomane et romantique.

Difficile, après un tel zénith en ouverture, de maintenir l’attention et l’intérêt du spectateur. Difficile de faire durer l’amour après l’amour, quand le brasier ne peut que s’éteindre et qu’il reste la réalité rude à regarder en face. C’est un second tour de force du film d’avoir placé là une déambulation en temps réel dans Paris, entre quatre et six heures du matin. Temps réel revisité par rapport au modèle de Cléo de cinq à sept puisqu’il aura les couleurs assourdies mais estivales d’un Paris nocturne gayfriendly et scandé par une horloge à chiffres numériques, mais fidèle en esprit puisque la flânerie dans Paris va se révéler initiation douce-amère à la mort approchée et par contrecoup appétit de vivre décuplé. Pas le temps de souffler pour les amants et les spectateurs. Après le ravissement du coup de foudre, vient le choc de la double révélation : Hugo est séropo et Théo l’a aimé  » bareback ». Les cœurs battent par intermittence. Hugo, un peu plus âgé, Rastignac qui a déjà affronté Paris, « plus clairvoyant face au désir », comme le dit Martineau dans un entretien, réagit avec fureur, tandis qu’une tempête silencieuse couve sous le crâne de Théo, parisien certes mais plus naïf, novice dont cette nuit était la première en sex-club. Petit à petit, il en viendra, en silence toujours, à se sentir coupable d’avoir oublié le risque dans le feu de l’action. On assiste à une véritable « passation de responsabilité », pour reprendre l’expression du numéro 200 de Tribu Move où, sous le titre « Un conte moderne, sulfureux et fantasmatique », l’auteur JMC interviewe, avec beaucoup de sérieux mêlé d’humour, Geoffrey Couët (Théo) et François Nambot (Hugo) aussi complices – mais plus délurés ! – dans l’interview que dans le film. Pas de coupable. Deux larrons solidaires dans le même bateau : le titre prend là sa couleur d’aventure optimiste, de refus du chacun pour soi, de pari romantique : le sida ne tue pas l’amour fou. Au contraire. Il fait mûrir, gomme les sentiments de malédiction, de reproche et de culpabilité pour créer une vraie belle solidarité face à la maladie et à la mort possible. Hugo, le sage clerc de notaire, n’en devient que plus épris de voir Théo l’ingénu s’attacher à son corps et à son sort. On retrouve la couleur chaude que Ducastel et Martineau donnent à chacun de leurs films, même dans L’arbre et la forêt (2011) où la musique de Wagner et la beauté des grands chênes parviennent à mettre en sourdine l’atroce souvenir d’un « triangle rose » échappé aux camps de la mort nazis.

Cet optimisme face au glauque est bien l’estampille de Martineau et Ducastel. Dans leur univers filmique, on est aux antipodes de Le droit du plus fort de Fassbinder. L’amour n’est jamais chez eux « plus froid que la mort ». Ils sont deux à la défier. Et cela va se confirmer dans la chaleur de la nuit parisienne, dans les rencontres que vont faire les amants soucieux d’affronter ensemble l’épreuve du test. Dans la jungle de la ville, pas une rencontre qui soit désespérante. Pour un seul vieillard acariâtre rencontré en salle d’attente à l’hôpital Saint-Louis, d’autres figures de la nuit donnent du cœur au ventre aux deux flâneurs inquiets de ce glaive du sida qui pèse désormais sur eux deux : un Syrien en exil, vendeur de kébab, une urgentiste rassurante et efficace, une sexagénaire croisée au petit matin dans le métro, habitant Yvetot comme l’écrivaine Annie Ernaux –admirée des réalisateurs –, obligée de se lever tôt et de trimer à plus de soixante ans pour se faire une retraite décente… tout sent la solidarité de classe révélée par la nuit, de ceux qui doivent veiller, se coucher tard ou se lever tôt, le partage de la galère, la foi en un humanisme des laissés pour compte qui se disent ensemble « a working class hero is something to be », comme dans la chanson de John Lennon reprise par Marianne Faithfull… Les cyniques peuvent sourire, il faut un certain courage en 2016 pour afficher un romantisme politique aussi candide et résolument lumineux. Dans son interview avec François Nambot pour Tribu Move, Geoffrey Couët raconte « toute la partie autour du canal de l’Ourcq qui se tournait la nuit. Il y avait beaucoup de toxicos et de SDF autour de nous, et du coup, on a régulièrement dû arrêter des prises à cause d’insultes, de cris, de jets de bouteilles, de menaces… ce genre de choses, quoi ! Comme c’était une petite production, c’est Jacques Martineau qui nettoyait nos caleçons et chaussettes, tous les soirs, avec sa machine à laver. Donc ce film est un peu un hommage à cette machine qui a rendu l’âme durant le tournage… » Rien de tout cela effectivement dans le montage final du film et toujours cette volonté de Ducastel et Martineau de rester idéalistes : les machines à laver peuvent rendre l’âme, pas la gauche, la vraie, ferme et solidaire contre les inégalités sociales ! Pour eux, le mariage pour tous n’a pas définitivement réglé la « question gay » en donnant la fausse impression que tout serait désormais gagné. La vigilance reste de rigueur, encore et pour toujours. Sourira qui voudra de leur combat, comme on a beaucoup souri, pour l’encenser après sa mort, de l’âme d’enfant du poète Jacques Demy dont on méconnaît le film le plus engagé Une chambre en ville, quasi maudit dès sa sortie !

Candides sans doute mais lucides aussi, Ducastel et Martineau. La dernière scène laisse ouverts tous les espoirs sans oublier l’incertitude qui accompagne tout espoir. Bien sûr il y a le sida qui aujourd’hui encore n’a pas dit son dernier mot, loin de là. À sa façon, le film est une ode poétique au préservatif. Et puis il y a la vie, « on s’aimera… et après… on se quittera… comme tout le monde… » Rien de simpliste, un conte initiatique, oui, mais pas une fin de conte « cucul la praline », comme disait Jean-Louis Bory. Le film va de l’avant, énergiquement, résolument, avec un clin d’œil au mythe d’Orphée qui ne doit surtout pas se retourner pour ne pas perdre son Eurydice. Mais la fleur bleue de Ducastel et Martineau a ses coups de blues. Que Hugo demande à Théo de lui montrer son sexe au repos, n’empêche pas qu’on se dise : « On se quittera… comme tout le monde ». De l’éblouissant vitrail érotique de son ouverture à la délicatesse feutrée et poignante de sa fin, Théo et Hugo dans le même bateau est un film beau à plus d’un titre : sa foi en l’amour « cul à cœur », sa résistance aux forces de l’argent – merci à Épicentre pour la production de ce film, comme de Stand (2015) de Jonathan Taïeb, et pour la distribution vidéo de L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie cité plus haut, La duchesse de Varsovie (2014) de Joseph Morder ou encore Et maintenant (2013) de Joaquim Pinto, pour ne citer que quelques titres de leur catalogue –, et sa résistance aux forces de la maladie et de la mort ; beau aussi de faire une place aux dangers qui menacent tous les ardents : « on se quittera… comme tout le monde ».
Faire un film à quatre mains comme celui-là, n’est-ce pas encore une façon de se faire l’amour et d’en donner, de l’amour et de l’espoir, à tous les rêveurs lucides des salles obscures, filles et garçons, hommes et femmes, qui en ont tant besoin ?

Pierre Lacroix, octobre 2016

Pour changer, un coup de gueule : Les Garçons et Guillaume, à table !

On m’avait vanté à sa sortie le prodigieux numéro d’auteur-acteur-metteur en scène du film Les garçons et Guillaume, à table ! sorti en 2013 et aussitôt couronné de lauriers. Quand les envolées d’encens se sont calmées ─ il est vrai qu’elles ne furent pas unanimes ! ─ et qu’on découvre ce film près de trois ans après sa sortie, le brio du numéro demeure bien là mais laisse aussi le goût amer d’un numéro de dupe.

Il y a toujours un étrange mélange de cocasserie et de trouble à voir quelqu’un, ami ou acteur, femme ou homme, passer de son sexe apparent à l’autre, surtout quand les costumes, le maquillage et l’éclairage contribuent à parfaire l’illusion. La couture fragile qui sépare le féminin du masculin nous plonge alors dans un état étrange. Si c’est grossièrement fait, on rit et ça ne va pas très loin. Si tout concourt à la réussite, et même si coexistent subtilement des éléments des deux sexes, alors vient le vertige sans fond de la frontière floue entre masculin et féminin. Adieu le cliché des sexes, bonjour le flou du genre !

Guillaume Gallienne dans son film, comme Olivier Py en Miss Knife de jais noir sous les roses de la rampe, joue très bien de ce vertige-là. Déjà Charlie Chaplin, au temps du muet, nous ensorcelle en Mamzelle Charlot et Laurel et Hardy forment parfois un couple homme-femme plus vrai que nature. Le transformisme exceptionnel d’Alec Guinness dans Noblesse oblige (1949) nous laisse pantois. Il en faut peu pour que l’on passe de la gaudriole appuyée de La cage aux folles (1978) à la farce tragique de Tenue de soirée (1986).

Guillaume Gallienne, même s’il caricature sa mère, peut et sait nous faire passer d’un rire bon enfant à un sourire plus réfléchi. Quelle plus belle manière que le travestissement et le maquillage pour faire subtilement glisser son public de l’innocence enfantine du déguisement à la morale dynamitée que créent l’homme en hyper-femme, la femme en hyper-homme, l’androgynie ou la gynandrie à cloisons japonaises ?

Mais pourquoi donc Guillaume Gallienne nous offre-t-il un film d’une virtuosité transformiste à couper le souffle pour le clore en sinistre et fallacieux coming out à rebours ? On a tout-à-coup l’impression d’une bonne vieille chute propre à consoler tous ceux que le film aurait trop inquiétés : « T’inquiète pas, Maman, c’est ta perfection de femme froide qui faisait de moi ce garçon trouble de tout mon passé et de tout le film, ce garçon qui t’admirait à en vouloir devenir toi, qui se la jouait en Sissi, toute en perlouses et dentelles, rien que pour te provoquer, attirer ton attention et ton affection ! Je n’ai fait l’intéressant que jusqu’au « jour où j’ai rencontré Amandine », mon ange rédempteur qui m’a guéri de mon vilain œdipe. Mais surtout t’en fais pas, sois tranquille, tout ça c’était du cinéma, maman je suis pas pédé !!!

Alors finalement Les garçons et Guillaume, à table !, c’est quoi ? Un formidable bluff d’histrion pour nous faire retomber dans une psychanalyse de pacotille et dans la bien-pensance la plus racornie ? Un règlement de comptes des plus alambiqués avec une bourgeoise à qui on ne fera pas le plaisir d’avoir un fils homo ─ ce qui serait une épreuve certes, mais un homo c’est si artiste, si chic dans une certaine gentry parisienne… ─ ? Pourquoi Guillaume Gallienne clôt-il son film sur une scène de théâtre où il s’adresse à sa vraie mère présente parmi les spectateurs, comme si le film devenait réalité filmée pour convaincre les spectateurs incrédules : mais oui, mais oui, rassurez-vous, on peut être folle et hétéro ! Ouf ! Mais attention, Guillaume, tu as sans doute pour toi tout un public bluffé… mais n’est-ce pas jouer avec le feu que de s’offrir un coming out inversé pour snober les ploucs qui ne peuvent s’offrir qu’un coming out ?

À trop bien jouer à la fois les mamans de NAP et les bons fils hétéros jurant à maman qu’elles n’ont rien à craindre des vilaines mœurs de la plus fille de leurs garçons, est-ce qu’on sait vraiment qui l’on est, de quoi l’on est fait, de sucre comme Julio ou de gingembre comme Arno ?

Pierre Lacroix, octobre MMXVI

Je me souviens du film de Stephen Frears, My…

Je me souviens du film de Stephen Frears, My Beautiful Laundrette , sorti en France le 3 septembre 1986. Je m’en souviens tout spécialement parce que, plus qu’un autre, à ce moment précis de ma vie, il m’a profondément marqué et ce indépendamment de ses qualités intrinsèques.

Il ne s’agit pas en effet ici de donner une critique proprement cinématographique du film que, d’ailleurs, je ne tiens pas à revoir, ma mémoire m’ayant suffisamment conservé, outre un certain nombre de scènes, ce qui en constitue à mes yeux l’essentiel : l’effet qu’il a eu sur moi, cet impact sur ma sensibilité et mon imagination qui m’est encore perceptible aujourd’hui.

Sans doute s’est-il produit alors ce genre de conjonction assez mystérieuse, et peut-être au fond inexplicable, entre une œuvre de fiction et une existence à un stade donné de son évolution. Une sorte de connexion immédiate, évidente, la rencontre soudaine et parfaite d’une œuvre et de celui qui la reçoit, comme une reconnaissance de l’une par l’autre qui ne pouvait survenir qu’à ce moment-là, entre cette œuvre-là et cette personne-là.

En 1986 j’ai vingt-six ans et je vis seul à Paris. Je sais depuis toujours que je suis homosexuel mais mon éducation, mon tempérament, l’absence également d’un modèle positif auquel me référer ne m’ont pas préparé à vivre ce qu’au plus profond de moi je recherche : l’amour des garçons.

Même si cela fait plusieurs années que j’ai échappé au contrôle de mes parents, moi leur seul enfant, même si je vis dans la capitale après avoir quitté un Bordeaux assoupi, encore étudiant, je reste dans un relatif isolement, entouré seulement de quelques camarades d’études, filles autant et peut-être plus que garçons.

En réalité je préfère la solitude -ce face à face singulier avec soi-même- pour la liberté exceptionnelle qu’elle procure. Rentrer seul dans mon studio et, une fois la porte refermée, sans témoins, sans regards extérieurs, sans contraintes hormis celles que je me donne, savoir que je suis totalement libre. De rêver allongé sur mon canapé, de lire, d’écouter de la musique, d’écrire, de nourrir cette voix intérieure qui ne me quitte plus depuis l’âge dit de raison, aux alentours de ma septième année, et que je n’entends pleinement que seul. Mais sur cette ligne de crête où tout est plus intense, où le moindre événement prend une importance cruciale, où d’innombrables sollicitations risquent à tout instant de rompre le cercle magique, il faut être fort et je suis faible. Je veux moi aussi descendre dans l’arène.

J’ai soif de rencontres, les garçons m’attirent, je les désire et en même temps je suis tenaillé par la peur, je n’ose aller vers eux. Me retiennent toutes ces caricatures, ces clichés qui traînent partout, aggravés de mes propres préventions dues à l’ignorance et à la honte. Des histoires sordides me reviennent en tête, des remarques, des jugements, tout un ensemble de paroles prononcées comme autant de mises en garde, de menaces. L’homosexualité, c’est la marge, c’est la relégation, c’est l’opprobre. Et ça peut être le crime, le gigolo ramassé au coin de la rue et qui vous poignarde sous la douche pour vous voler. Si je veux malgré tout vivre ainsi, si tout mon être me crie que je suis entièrement, définitivement gay, je dois d’abord abattre ces murailles mentales. Je dois d’abord me vaincre moi-même.

C’est alors que je vais voir au cinéma My Beautiful Laundrette de Stephen Frears. Et que j’ai une révélation. Non, l’amour entre deux garçons que précisément tout oppose – la couleur de peau, le milieu social, les engagements – ne conduit pas fatalement à l’échec, au chagrin, au drame. Ni suicide ni mort violente. Au contraire cet amour est possible malgré tous les obstacles qui se dressent devant lui, qu’ils soient individuels ou collectifs. Le bonheur est aussi pour Omar et Johnny. Il n’y a plus de « douloureux problème », de handicap particulier à surmonter. Deux garçons s’aiment naturellement, voilà tout. C’est un magnifique pied de nez à tous les déterminismes qui pèsent sur nos vies et trop souvent les orientent, qu’ils soient sociaux, politiques ou religieux.

Après ce film je ne suis plus le même. Je me sens plein d’espoir, enthousiaste, délivré d’un énorme poids. L’interdiction est tout à coup levée, la peur envolée. Ma vie, la vie à laquelle j’aspirais depuis si longtemps, est devenue facile, comme si le film avait changé ma perception des choses et des êtres, comme s’il m’avait transformé. Je sors, je fais des rencontres, je suis heureux. Libre d’une liberté, certes, autre que dans la solitude mais qui me manquait cruellement. J’ai l’impression, quand je me retrouve avec tous ces garçons qui partagent mon désir, et plus que cela, une façon d’être, un état d’esprit, quand je danse au milieu d’eux ou bois un verre en leur compagnie, qu’après des années d’exil je suis de retour chez moi. Dans « my beautiful laundrette ».

André Sagne
14/07/2016

Sur France Culture comme à Giverny…

– http://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/gustave-caillebotte-1848-1894-un-heros-tres-discret

Fréquences en France de France Culture :
http://www.radiofrance.fr/boite-a-outils/frequences

– À Giverny (27) : l’exposition « Caillebotte, peintre et jardinier » au Musée des impressionnismes. Jusqu’au 3 juillet.

Gustave Caillebotte cultivait lui-même et peignait son jardin près d’Argenteuil, au Petit-Gennevilliers.

« Un jour, il me poussa dans sa serre toute neuve avec l’impatience d’un enfant heureux de son nouveau jouet. J’aimais le voir enthousiaste. Les plantes, méticuleusement alignées, y étaient si drues que leur feuillage donnait l’impression d’un jungle presque étouffante. […] « Regarde ! J’ai réussi ! Celles-là viennent de Singapour! Rien que des orchidées exotiques !« (Xavier Bezard, GUSTAVE, chap. X).

Orchidée. n.f.(1766; du grec orkhidon « petit testicule »)Le Petit Robert 1

L’exposition proposée par le Musée des Impressionnismes est visible jusqu’au 3 juillet.

Ci-dessous autoportrait

Gustave Caillebotte devant le Carrousel du Louvre photographié par son frère Martial

Gustave Caillebotte, Orchidées jaunes ( 1893)

Si vous allez à Clermont-Ferrand, un salon de thé… La BerGamoThée

A Clermont-Ferrand, un endroit différent. Dès la porte franchie, on s’y sent bien. Différent aussi qu’on prenne le temps de manger, de manger autre chose, différemment, en buvant des thés dont le nom seul donne envie de les goûter. La BerGamoThée n’est d’ailleurs pas qu’un salon de thé, pas qu’un restaurant, c’est aussi un endroit où, au sous-sol, dans une salle confortable, meublée de canapés profonds, aux murs tendres décorés cet hiver de personnages troublants comme une strip-teaseuse entièrement faite de dessous féminins recyclés, on peut trouver des livres, voir une exposition, écouter des poèmes ou des chansons…