Une rencontre : le blog d’Annick Le Page

D’abord il convient de souligner le cadre exceptionnel de l’Espace des Blancs-Manteaux dans le Marais dans lequel sont rassemblés quelque 150 éditeurs prêts à vous faire découvrir leurs univers si différents. Différents, quoique… Contrairement à l’ambiance plus littérature généraliste du SIEL, j’ai trouvé dans ce salon une ambiance globalement contestataire, voire anarchiste. La poésie y est également très présente et tout ce petit monde « un peu à la marge » fait notre délice. J’ai aimé m’y immerger et vous étonnerai-je si je vous avoue y avoir fait de belles rencontres.

La première avec Yvan Quintin, des Éditions ErosOnyx Éditions, installées dans le Cantal, qui a eu l’exquise idée de rééditer l’intégralité des poèmes de Renée Vivien. L’ouvrage Poèmes 1901-1910, de 360 pages, préfacé par Nicole G. Albert, invite à une redécouverte d’une œuvre extraite de dix recueils, dont trois posthumes, où se mêlent la quête de l’amour et la nécessité de la création poétique, l’une conditionnée par l’autre. Je vais donc me plonger avec délice dans cette quête mêlée. Merci à Yvan de m’avoir fait découvrir son univers, au travers de textes anciens ou modernes, prose ou poésie. Avec cet éditeur si passionné, nous avons parlé de Virginia Woolf, de Colette et du spectacle qui lui était consacré il y a quelques jours pour sauvegarder sa maison de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Nous avons évoqué Camille Claudel et tellement d’autres auteur(e)s. A nos discussions pleines d’entrain s’est joint son voisin de table Jean-Claude Féray, des Éditions Quintes-Feuilles.

Continuant ma visite au milieu des ouvrages à teneur politique, philosophique, sociologique, des beaux livres et guides de voyages, des œuvres de poésie, de théâtre et les chansons révolutionnaires et de résistance, j’ai fait une découverte et une rencontre très riches : découverte de la maison d’édition suisse Pagine d’Arte qui publie des petites monographies et catalogues mariant reproduction d’œuvres et poésies, et rencontre avec sa représentante sur le stand, dont je ne connais malheureusement pas le nom mais j’espère qu’elle se manifestera ici. Nous avons échangé longuement sur l’art, la peinture, l’exposition Monet et finalement le sujet incontournable lorsque je parle d’art et de mes passions, Camille Claudel (et oui encore !). Alors même que, là sur la table, m’attendait une monographie consacrée à cette immense créatrice, préfacée par Reine-Marie Paris et présentant ses œuvres majeures, telles La petite châtelaine, La valse, Les causeuses, L’implorante ou L’âge mur, mises en valeur par des poèmes d’Octave Mirbeau, Louise Labbé et Charles Morice pour ne citer qu’eux. Ce petit volume consacré à l’élève de Rodin, et qui pour moi l’a dépassé en sensualité, est un vrai petit bijou et j’ose à peine l’ouvrir. Je vous invite vraiment à découvrir cette maison d’édition qui propose par ailleurs des collections d’écrits sur l’art auxquels coopèrent Michel Butor ou Yves Bonnefoy et consacrés par exemple à Oskar Kokoschka ou Sonia Delaunay.

Je suis donc ressortie de cet Espace en emportant avec moi Renée Vivien et Camille Claudel… du bonheur mis en pages… et le souvenir de belles rencontres avec des éditeurs passionnés avec lesquels j’aurais plaisir à discuter à nouveau de l’art sous toutes ses formes.

www.annicklepage.com

HOMMAGE A L’HOMME BLESSE : ce fut un coup de coeur en 1983… et puisque Patrice Chéreau nous a quittés le 7 octobre 2013

On est on ne sait pas où. L’action a lieu un peu le jour, souvent la nuit. C’est la saison des orages, d’un orage qui n’en finirait pas d’éclater pendant tout le film, et qui attendrait la fin pour planter son éclair de feu et de mort.

Il a dix-huit ans à peine, le garçon au cœur du film. Tout beau, tout neuf, tout pur, craintif encore et déjà matou, avec le besoin de sortir dans le noir, en chasse, en mal de baise et d’amour à la fois. On le sent dès la première scène, dans sa famille il étouffe. Dans la salle d’attente d’une gare où il faut tuer le temps, il échappe aux regards couveurs de sa mère. Guidé par un drôle de type en maraude, il descend aux toilettes. Et là, au fond d’un couloir, devant un distributeur de boissons, son destin l’attend. Son destin, il est brun, de dos pour le moment. Sans se retourner, sans même apparemment l’avoir vu, il demande au jeune : « T’as soif ? ». Puis il se tourne, le fixe, lui tend une bière. La trentaine. Yeux verts. Fendus très longs par des comprachicos qui y auraient mis de l’absinthe vive. Une gueule taillée elle aussi au cran d’arrêt. Barbe de plusieurs nuits à rôder. Juste ce qu’il faut de muscle maigre sous un jean fatigué, une veste d’un bleu gris froid, un tee-shirt pas net mais assez blanc pour aller avec les dents, un tee-shirt longtemps porté, devenu amoureux de la peau qu’il habille. Cette bière tendue, c’est le philtre des amants qui les mènera à l’amour dans la mort.

Avec L’homme blessé, on va du réalisme au mythe, constamment. On est dans un Tristan et Iseult des pissotières, entre un marlou gigolo qui ne peut vivre son penchant pour les hommes mais qui allume partout des étincelles chez les hommes et les femmes qui se prennent à sa dégaine de félin brun, et un petit mec, encore puceau, touchant d’ardeur et de candeur, en quête du bel amour, du vrai, total et sans issue, et qui le trouve là, yeux de loup, peau pâle et poils noirs, dans ce paradis de crasse des toilettes laissées aux pédés, sur fond d’émail blanc et de murs lépreux, dans la nuit saignante de néons où traînent tous les blessés d’amour, les durs et les tendres, tous les hiboux qui n’ont pas droit au jour et qui en sont venus à aimer ça. Pas de répit pour le matou en mal de loup.

Durant tout le film, il y a une lame de couteau entre eux, comme le glaive de la forêt du Morois entre Iseult et Tristan. Le gigolo est rompu à toutes les félonies mais il garde encore des traces d’un mal de tendresse enfoui sous des couches et des couches d’âpreté, comme un vieux fond de braises qui ne peuvent pas mourir, sans jamais pouvoir réchauffer ceux qui s’y frottent. L’adolescent est tout feu tout flamme, prêt à tout, pour ce premier amour, à s’ouvrir le front à un punching ball de fête foraine, à voler, à tapiner et à tuer. Et pourtant, l’amour qu’il vivra avec son beau voyou se fera longtemps dans le virtuel : c’est par exemple une pipe que le loup Mezzogiorno imposera au matou Anglade, devant un client qui aime mater, mais une fausse pipe que l’amant aussi convoité que lointain se fait à son propre pouce, pas une vraie pipe scellée entre muqueuses, dans la chaleur de la salive et du sperme. Amour voué à rester vierge, à caresser des yeux le sexe entrevu de l’autre, à accepter le cadeau d’un couteau, tendresse de loup justement, à aimer porter les fringues de l’autre, un peu de la chaleur de sa peau, jusqu’à ces vraies caresses volées à son corps drogué… avant strangulation.

« Je te hais d’amour » et nous mourrons ensemble . Un Tristan et Iseult, mais entre hommes et à la Genet. Tu m’as blessé de ma première estafilade d’amour et je te tuerai pour te garder à moi. L’homme blessé de Patrice Chéreau est un poème brut de passion qui monte sur fond de nuit, de carrelage de latrines et de néons, dans ces marges où l’interdit fait que les adolescents blessés ne peuvent que tuer leur amant de rêve, pour pouvoir enfin gicler chaud à deux et donner le seul baiser possible, celui de la mort.

Pierre Lacroix

LE CONDAMNE A MORT de Jean Genet, dit et chanté par Jeanne Moreau et Etienne Daho

Le condamné à mort n’en finit pas de vivre et d’inspirer. Cent ans exactement après la naissance de Genet, voici un bel hommage à celui qui reste fascinant et maudit. Sur le canevas musical, désormais classique à notre oreille, d’Hélène Martin, inoubliable depuis 1962 par sa pureté et sa sensibilité amoureuse au poème de Genet, les voix de Jeanne Moreau et d’Etienne Daho, après Marc Ogeret en 1984, viennent aujourd’hui offrir un nouvel éclat à la toujours hallucinante et bandante perle baroque de ces vers.

Au départ, Le condamné à mort est un long poème d’amour impossible et radieux, onirique et charnel, entre deux parias, deux âmes frères dans la crapulerie, l’amour des mâles, la pureté des anges du péché, de la prison et du crime. Une longue érection lyrique de quatrains d’alexandrins, parfois débordés par un vers de six pieds.

Le poème fut écrit en prison à Fresnes en 1942 par un détenu pour vols de livres à répétition, Jean Genet, et dédié à la mémoire de Maurice Pilorge, condamné à mort pour le meurtre de son amant, et exécuté le 17 mars 1939 à Saint-Brieuc : c’est une magistrale et inouïe entrée en écriture.

Tout laisse à penser que les deux hommes ne se sont jamais vus. Une seule photo de « l’assassin de vingt ans » a pu déclencher la transe de désir et d’admiration, le rêve de fusion des corps et des âmes, l’effusion de ce « chant d’amour » d’un voyou pour un autre voyou passé à l’acte du crime, comme liés tous deux par le sang de la décapitation, cet amour qui fait de Pilorge un « archange » … « digne, par la double et unique splendeur de son âme et de son corps, d’avoir le bénéfice d’une telle mort. », pour reprendre la dédicace de fin du poème de Genet.

Le condamné à mort est une longue éjaculation de vers, d’illuminations éclaboussées :
cercle des anges autour de l’ange victime, cercle des « matelots musclés » préparant leur chibre « qui meurt d’enculer la plus tendre et douce des fripouilles », chant de tous les éléments de la création, minéraux et végétaux, autour du corps magnifié de l’amant christique et bien monté, « couronné de lilas… et d’épines du rosier », tirant de son « froc réséda » « ces lourdes fleurs dont l’odeur me foudroie ». Le monde entier bande pour le Jésus du crime. Les mots crus sont pris comme mica luisant dans le granit des vers. La majesté des alexandrins et des visions cosmiques, marines, stellaires, rehaussent l’obscénité devenue bijou sur les griffes des vers mélodieux et incantatoires comme une prière. Le sexe sublimé par son impossible réalisation prend le goût de l’infini.

« Mon Dieu je vais claquer sans te pouvoir presser

Dans ma vie une fois sur mon cœur et ma pine ! »

Rebelle tendre et mystique, au delà de tous les interdits : au bout du sexe il y a Dieu et Dieu dort dans les « lourdes braguettes ». Chez Genet, on se fait l’amour jusqu’à « enculer les âmes » et « emmancher les cœurs ».

La mise en musique et chant par Moreau et Daho, sur la partition d’Hélène Martin, est un écrin d’amour pour ce joyau de marlou iconoclaste et sacré en même temps. La musique ne tue jamais les mots. Les arrangements musicaux soulignent les roulements de tambour de l’exécution et les battements de cœur en crescendos de cordes pincées. La voix de Daho est devenue grave, avec ce rien de gouaille qui la rend chaude. La voix de Moreau nous fait retrouver celle de la Lysiane du bordel de marins qu’elle interprétait déjà, dans le Querelle de Fassbinder, en 1982. Elle prend les mots de Genet dans ses buissons de ronce, sans rien perdre du marbre solennel de sa diction. Leur condamné à mort est, sur les pas de velours et de braise de celui de Genet, gorgé du sang d’amour et de mort d’un cou d’ange tranché, beau et poignant « à faire pâlir le jour ».

François Gaspar

L’ARBRE ET LA FORÊT, Ducastel et Martineau, 2010 : à voir

Ducastel et Martineau ont le courage de regarder les gouffres en face et d’en faire un film pudique, sobre, tout de retenue, pour mieux permettre de dominer les gouffres, comme, dans le film, la contemplation quotidienne d’un bel arbre a permis à un homosexuel du camp de concentration du Struthof, en Alsace, d’échapper à la mort, jour après jour, de continuer à supporter de vivre face à l’horreur et puis, un jour, de retrouver le goût de vivre.

Il faut saluer le courage de ce couple cinéaste, Harmodios et Aristogiton de la pellicule, d’avoir résolu de continuer à faire entrer à leur façon le grand public dans la découverte de ce qu’encore aujourd’hui tant de gens refusent de croire : oui, on a arrêté et tué des homosexuels, pour la seule raison qu’ils étaient homosexuels, tué à petit feu ou dans la plus exorbitante des cruautés, en Allemagne d’abord et puis en France, quand les nazis y ont pris le pouvoir de 1940 à 1944. Au départ, Ducastel et Martineau ont lu le bouleversant témoignage recueilli par Jean Le Bitoux : Moi Pierre Seel, déporté homosexuel, paru chez Calmann-Lévy en 1994. Avant eux, Martin Sherman en 1979 avait créé sur le sujet une pièce intitulée Bent, avec Richard Gere, rôle repris par Bruno Cremer à Paris en 1982 et portée à l’écran par Sean Mathias en 1995 (disponible en DVD). Ensuite, Christian Faure en avait tiré un film, diffusé sur France 2 en 2004, avec pour titre Un amour à taire, une réussite. Ducastel et Martineau décident aujourd’hui de reprendre le sujet à leur manière, en imaginant une autre moyen de survivre pour un Pierre Seel qui deviendrait sylviculteur, marié, père de famille, poignant et déchiré jusqu’à son dernier souffle sans doute, mais vivant.

Il faut le préciser tout de suite : le personnage central du film est interprété par Guy Marchand, remarquable, sensible et écorché, comme le connaissent déjà ceux qui l’ont vraiment regardé et écouté, un Guy Marchand aux antipodes de son rôle dans le Loulou de Maurice Pialat où la douleur de son couple raté lui faisait traiter le Marais de « quartier de pédés », un Guy Marchand jouant un homme apparemment gâté par la vie mais qui ne peut supporter aucune forme de mensonge, aucune trace d’hypocrisie. Et c’est sur un mystère que le film commence : un père n’a pas voulu se rendre aux obsèques de son fils. Dans le climat lourd après l’enterrement, dans la belle demeure, il y a ce secret de famille, ce cadavre dans le placard qui pèse. Il y a ceux qui comprennent, ceux qui refusent de comprendre et ceux qui essaient de chercher à quoi peut bien tenir cette apparente monstruosité. Lentement, subtilement, élégamment, Ducastel et Martineau lèvent le voile sur ce secret : c’est la monstruosité bien réelle de l’Histoire qui explique l’apparente monstruosité de cet homme. Sa vie, il la doit à sa force de vieux chêne face à la tempête et à la compréhension de quelques êtres vrais, sensibles, autour de lui. L’arbre cache une forêt de gouffres que le personnage central ne peut encore supporter qu’en écoutant en sauvage, à tue-tête, Wagner, sa puissance, sa violence musicale : elle lui permet l’ascension, l’échappée aux précipices, parce que l’Allemagne, c’est aussi ce souffle de vie, ce romantisme au delà de l’obsession des noires forêts et des charniers. Françoise Fabian et Catherine Mouchet, respectivement épouse et belle-fille du sombre héros central, ont l’une l’amour grave et l’autre le détachement tendre qu’il faut pour comprendre et aimer toujours.

Pudeur de la compassion au-dessus des gouffres, c’est la qualité de ce film et le choix très maîtrisé de ses metteurs en scène. L’horreur n’est pas montrée comme dans Un amour à taire, cité plus haut. Le Struthof n’est vu que de l’extérieur, plus d’un demi-siècle plus tard, sans « flash back ». On pourrait qualifier cette approche de bourgeoise, de trop éthérée, de sublimée. Mais il y a plusieurs manières d’être devant le choc atroce de l’Histoire, de le regarder en face, de le dire, de le filmer. Ducastel et Martineau ne sont sans doute pas, selon le mot de l’éditeur Carlotta, « enfants de Salo » comme le fut Pasolini dans son dernier film. Mais ils sont bien enfants de l’horreur et osent à leur façon la dire, la dominer, la faire connaître, pour que jamais elle ne revienne. Les cinéphiles choisiront, mais ce qui est beau chaque fois, c’est l’ardeur de ne pas éluder, le besoin d’exorciser.

Des Nouvelles d’Eros, vues du Luxembourg

Deux mille ans d’anti-érotisme chrétien ne sont pas parvenus à bout de l’érotisme. Bien des auteurs pratiquent avec talent cette littérature. ErosOnyx Éditions publie un recueil collectif sous le titre de Des nouvelles d’Éros. Toute mon admiration aux textes de Jean-Michel Fordini, Barbara Y. Flamand, François Mary, Lydie Chérel et Olivier Courthiade. Beaucoup de bonheurs de lecture dans ce recueil.

Jean-Michel KLOPP

Tsarouchis dans « Inverses » 2009

Au moment où EO prépare une nouvelle traduction par Anne Personnaz de la Phaidra de Yannis Ritsos à paraître en février ou mars 2011, monologue poétique et théâtral publié en Grèce, en 1978, et dédié au peintre Yannis Tsarouchis, la rédaction d’ EO signale le copieux et remarquable article d’ Olivier Delorme sur ce dernier – avec 9 photos dont 8 reproductions de tableaux du peintre – qui ouvre le numéro 9 de la revue Inverses, paru en juillet 2009. L’auteur éclaire historiquement et esthétiquement l’originalité et l’esprit libre, pionnier et audacieux de cet artiste né en 1910 et mort en 1980, en Grèce.

Les toiles de Tsarouchis sont peuplées de marins, soldats, travailleurs en tout genre, fixés dans leur cadre de travail, de vie ou de loisir, divinisés parfois par l’adjonction d’ailes à leurs épaules nues qui en fait de troublants Éros adultes ou magnifiés par la présence de fonds unis sombres sur lesquels se détachent leurs glorieuses tenues de travail ou leurs glorieuses nudités.

Réalisme magnifié et désir au bout du pinceau se mêlent dans l’œuvre de ce peintre encore méconnu du grand public, à qui colle parfaitement le sous-titre d’ Olivier Delorme à son article : l’ Éros en maillot de corps.

Erwan Orsel

POÈMES 1901-1910, Renée VIVIEN, dans « Bleu d’encre », revue belge (Dinant)

POÈMES 1901-1910, Renée VIVIEN

À signaler, la publication d’une œuvre magistrale : Poèmes 1901-1910 de Renée VIVIEN, née Pauline Mary Tarn, préfacés par Nicole G. Albert, en marge du colloque qui lui fut consacré ( NDLR : pour le centenaire de la mort de Renée Vivien, en novembre 2009, à l’ULIP – University of London in Paris ).

Les éditeurs mettent en exergue la qualité de son écriture, contribuant à réhabiliter cette poétesse victime d’ostracisme à son époque. La postface « Violettes for ever » et les notes en appendice retracent sa biographie ( née en 1877, décédée à 32 ans) et permettent de comprendre son surnom de « Muse aux violettes ».

Cet ouvrage conséquent, d’une richesse inépuisable, brasse une pléthore de thèmes : amour, nature, saisons, mythologie, mort…

À découvrir absolument pour tous les amateurs de versification classique et de poésie.

EROTIKA dans EUROPE, mars 2010, et BLEU D’ENCRE , revue belge (Dinant)

EROTIKA, Yannis Ritsos

EUROPE : LA NUDITÉ DES CORPS FAIT ÉCLATER LEUR VÉRITÉ PROFONDE

Chez un autre éditeur, ErosOnyx, Anne Personnaz a donné une traduction nouvelle d’EROTIKA , un ensemble sidérant de Ritsos, qui figurait en 1984 dans l’édition réalisée par Dominique Grandmont chez Gallimard. On ne regrettera pas que l’œuvre de Ritsos, île aussi vaste qu’un continent, soit ainsi revisitée avec des yeux neufs. Son importance justifie ces allers et retours, qui nous incitent à remettre nos pas dans les mêmes sentiers des mots, même si nous les avons déjà parcourus.

C’est ainsi que j’ai relu EROTIKA, dans cette nouvelle version, avec le même saisissement et la même passion. C’est un livre tout à fait à part dans la configuration de Ritsos, une calcination de sensualité, une icône du couple amoureux dans tous ses états, où la nudité des corps fait éclater leur vérité profonde. Vers concis, d’une rare intensité, très proches parfois des haïkus par leur exigence laconique. «Le corps / c’est un ciel. / Aucun vol / ne l’épuise» … Entre les deux transcriptions, on observera peu de différences :« Après quoi la nuit est tombée » chez Grandmont, devient ici « Puis vint la nuit ». Ce qui est le propre d’Anne Personnaz est un extrême souci de décantation, de condensation. Ce pendant la traduction nouvelle n’a aucunement pour effet de supplanter la précédente. C’est une façon de préciser le livre dans sa forme et sa fulgurance. Jusqu’à la séquence « Parole de chair » où le souffle et la méditation se font plus amples. Là, l’érotisme de Ritsos, axé sur le mystère quotidien, prend un envol mystérieux.

BLEU D’ENCRE : LES CORPS, LES LÈVRES SE PRENNENT, SE MÊLENT, SE QUITTENT

Saluons l’initiative des éditeurs de perpétuer le souvenir de ce poète national grec, Yannis Ritsos ( 1909-1990 ), salué par Aragon et de nous faire découvrir une autre facette : celle du « chantre flamboyant d ’Éros ».

Les textes se répartissent en trois volets, avec pour thème central le verbe aimer, accompagnés de dessins originaux de Dionysis Valassis
La métrique des textes est très différente, s’apparentant tour à tour à celle du verset, du haïku et de l’ode. Dans le poème d’ouverture, l’auteur compare l’union d’un couple à celle des mots sur le papier, et la commotion qui en découle : le poème / un accouplement perpétuel.

Dans le chapitre central, les corps, les lèvres se prennent, se mêlent, se quittent. Les mains dispensent leurs caresses, se nouent, puis se souviennent de leur mouvement (…) quand tu te déshabillais / ineffaçable. Les pensées convergent Comme toutes les choses sont reliées / à toi (…) Ailleurs chacun de nous. / séparés et ensemble. Les souvenirs se réveillent et s’égrainent. Les paroles promises défilent. La solitude taraude l’être aimé. Les traces, les empreintes aident à conjurer l’absence. Immuable le paysage décrit à l’absente. La guerre sévit. La mort rôde. La vision de l’arc-en-ciel laisse croire à une présence toi ? , ce qui incite le poète à communiquer Là où tu es / tu entends notre train ? L’espoir maintient la flamme. Les verbes oscillent du présent au passé. Le temps s’écoule : la barbe, les cheveux ont poussé. Faire face à la réalité Le souvenir du corps / n’est pas le corps. J’étreins / de l’air condensé et les illusions s’évanouissent.

Le troisième temps se déroule en douze mouvements. Depuis les étreintes amoureuses, au son du violon, par une lune de rébétiko, la vie quotidienne ponctuée de courses au marché, le sommeil perturbé, spolié par les sirènes d’ambulance, le fracas des engins motorisés des soldats, la vision des blessés, tout renferme quelque chose de prémonitoire, une bague offerte ( source de bonheur inépuisable ) que l’on dissimule au regard des envieux, la peur d’être séparé de sa belle, l’hymne au corps … infini. ton corps / est un pétale de rose délicat … une cigale dans l’oreille du vendangeur … tous les corps que j’ai touchés, que j’ai vus, que j’ai pris, que j’ai rêvés, tous / condensés dans ton grand corps. Ô, toi charnelle Diotime … jusqu’à l’envol final, la danse aérienne de la bien-aimée, croisant les anges en la tenant par la cheville, avant d’atterrir sur le lit mythique…

Cette réflexion des éditeurs « chanter l’amour, c’est dire tout à la fois l’absence et la fusion, l’éloignement et la proximité… la froide solitude et la chaleur de l’amant… » résume bien cet ouvrage traversé par un flot de sensualité. À la rivière de rouge qui teinte le tapis, le ciel, les pommes, l’haleine, les chevaux et traverse le début du recueil, font suite des couleurs plus douces et plus pures comme celle des lauriers-roses, le blanc des nénuphars ou des pommiers en fleurs.

Pour sauver Ritsos de l’oubli, Nikos Graikos rappelle que son « œuvre… est un véritable archipel » pas totalement exploré.

Hommage à Werner SCHROETER, le roi des roses

Le Roi des Roses de Werner Schroeter

Le film, sorti en Allemagne en 1984, est passé en 1991 à Paris, à l’ Épée de Bois, chaleureuse petite salle du Quartier Latin qui s’était pour l’occasion pavoisée de roses rouges.

Werner Schroeter est à facettes multiples comme tous les baroques. Le Roi des Roses est un conte gothique en décor méditerranéen, charnel et mystique, un film où l’artiste orchestre superbement son leitmotiv : la beauté cruelle, de fleurs et de sang, des amours interdites.

Peintre sur l’écran, comme Luis Caballero est peintre sur ses toiles, les deux hommes ont en commun le goût du péché laissé par une éducation religieuse et la fascination pour les destins de martyrs, Christ et Saints de La Légende Dorée, corps rongés par la maladie ou les si longues épines de l’amour impossible. Les deux artistes partent d’un matériau brut pour atteindre un somptueux maniérisme de poses, d’éclairages, de palettes. Leur univers est théâtral, exacerbé, constamment écartelé entre agonie et orgasme.

Dans Le Roi des Roses, tourné au Portugal, nous ne saurons pourtant jamais où nous sommes, ni à quelle époque exactement. Lieux et temps se fondent en chromos d’album foisonnant où le primitif le dispute à l’extrême sophistication. Primitif à première vue le décor : on est dans un étrange Éden rocailleux, au bord de vagues lancinantes. Mais tout est artifice dans ce cadre apparemment primitif : on y entend dans la bande-son beaucoup de silences mais aussi plusieurs langues, de celles des personnages à celles des voix de la bande-son, chansons et arias d’opéras. Nombreux sont les arts qui s’y entrecroisent, populaires ou classiques, des comptines jusqu’aux grandes orgues et airs d’opéra, de naïves images pieuses jusqu’aux sculptures vivantes ou tableaux décadents et surréalistes de certaines scènes. On y entend des prières napolitaines, des extraits des poèmes d’Edgar Poe et d’autres de Pablo Neruda dits par leur auteur. Le Roi des Roses est une orgie de toutes les beautés dont l’art est capable.

On y erre à travers une forêt de symboles, entre des fresques évoquant le Qattrocento et les piliers d’une architecture baroque où s’accouplent des visions de beauté et de laideur, de bien et de mal, de vie et de mort. Lieux désertiques écrasés de soleil comme une biblique Palestine. Jardins en fleurs sous la lune comme les roseraies persanes de Saadi. Plages nocturnes battues des vagues où se baignent nus les deux héros du film, loin des intérieurs si élégants qu’ils en sont inquiétants, étouffants. Une bergerie, paillée de frais, à rôles multiples : étable de la Nativité, église rustique avec les sonnailles de brebis pour musique, mais aussi surprenante prison pour un brun jouvenceau. Poutres tendues de toiles d’araignées et chapelles fleuries de rouge. Danse des phalènes aux rayons de la lune et plongée angoissante, au fond glauque des eaux, d’un crapaud mystérieusement encagé. Blanche fontaine purificatrice et chair humaine trouée, sang giclant par toutes les veines. Roses fraîches et roses desséchées. Roses épanouies et roses mutilées, parcourues de crapauds, minées par un cancer secret. Roses gorgées de sève et roses gorgées de sang. Toute la création, dans Le Roi des Roses, est montrée dans sa fatale dualité : la nature y est pétrie d’idéal et de damnation.

Un personnage hiératique orchestre ce pictural chaos : Anna, une femme allemande, veuve apparemment, mère d’un fils né de père arabe, belle comme une Madone frêle, rousse comme une magicienne, se révèle progressivement avoir jeté cette malédiction de mort sur la vie, sur les élans vitaux de la nature qui l’entoure, et donc sur le désir de son fils, Albert, qu’a visité un ange de toutes les tentations, le brun et pâle Fernando. Or, Albert protège de sa dévotion, cache, emprisonne et nourrit Fernando consentant, dans la bergerie évoquée plus haut. Si Anna et son fils sont unis dans la passion de leur roseraie, qu’ils cultivent à l’écart du monde, Anna vend les roses, les soigne quand elle les sent menacées ou les arrache. Albert, lui, se contente de les aimer, tout en cherchant la rose idéale. Mère et Vierge au désert, entourée d’enfants qu’elle attire et prend par l’épaule, Anna est à la fois l’idole adorée de son fils et la mère castratrice de la tradition chrétienne. Elle devient furie maléfique, offrant de l’argent à l’ange visiteur pour qu’il s’en aille, quand elle tremble que son fils fait homme ne succombe aux vertiges de la chair. Elle est enfin Vierge tremblante mais apaisée, quand les amants de la bergerie, vibrants d’attirance et de culpabilité, altérés d’un désir que n’ont pu apaiser ni les vagues ni les caresses d’eau lustrale, incapables de vivre la chair comme un appel innocent, s’unissent dans le martyre consenti : Albert greffe ses roses rouges dans les veines offertes de Fernando qu’il entaille et laboure. Elles deviennent ainsi roses mystiques, bouquet de sang offert à la mère et à la divinité.

Saint Sébastien percé de fleurs en guise de flèches- comme l’avait déjà illustré, avant sa mort en 1970, Yukio Mishima photographié par Eikoh Hosoe dans leur Ordalie par les roses, hymne pictural à Éros et Thanatos, œuvre nipponne riche de références aux arts occidentaux – le Roi des Roses de Schroeter est un beau garçon nu, troué de roses rouges, dans les bras de son amant bourreau vêtu de noir. Hostie sanglante déposée et enlacée parmi d’autres roses, l’ange visiteur est devenu christique : c’est devant cette image, pieuse et barbare, mystique et sensuelle, que viennent pour faire une prière les enfants du village.

La chair, dans Le Roi des Roses, ne peut se vivre que dans l’ordalie : dans une scène où les caresses d’ Albert, jointes à celles de la caméra, peuvent laisser croire un moment au plaisir enfin cueilli sans remords, Albert empoigne le sexe de l’ange comme pour l’arracher. L’unique fusion se fait dans le sang, dans un crépuscule enflammé de roses, dans une ascension religieuse de musiques et de voix. La bande-son tout entière fait écho à ce glissement de l’amour profane à l’amour sacré, sous les yeux de la Vierge et Mère. On passe du roucoulé sensuel de Mélina Mercouri à la voix d’apothéose et de passion de Maria Callas. La chair conduit au Golgotha, à l’offrande de son corps au couteau du sacrifice, pour se racheter du mal et s’unir dans le sang. Rachat ambigu, car il s’accomplit avec l’autre, par le couteau de l’autre, par ses roses qui vous pénètrent de partout et vous fouillent plus profond que jamais l’amour.

On pense aux derniers plans du Sebastiane de Jarman, mais Le Roi des Roses est un Saint Sébastien à la Werner Schroeter. L’amour de la Mère et l’amour des garçons, la chair et Dieu y sont réconciliés en un sublime supplice où les roses rouges tiennent lieu de flèches. Le Roi des Roses est un poème visuel et sonore, beau d’une beauté qui ne vieillira pas, beau de son souffle baroque, beau comme le péché.

Pierre Lacroix