ANTINOÜS DE PESSOA LU PAR « LA CAUSE LITTÉRAIRE »

Nous sommes en 130 apr. J.-C. L’empereur romain Hadrien veille son amant et favori Antinoüs qui vient de se noyer dans le Nil à l’âge de vingt ans. C’est un fait historique, repris notamment par Marguerite Yourcenar dans ses célèbres Mémoires d’Hadrien, et par d’autres auteurs et poètes comme Oscar Wilde, Yukio Mishima, Rainer Maria Rilke, Federico García Lorca ou Mutsuo Takahashi. L’un des plus grands poètes portugais de l’époque moderne, Fernando Pessoa, a lui aussi repris cette figure dans un long poème écrit en anglais, intitulé « Antinoüs ».

Les éditions ErosOnyx nous en proposent aujourd’hui une version bilingue accompagnée d’une note et d’une postface (d’Anibal Frias), spécialiste de Pessoa, dans une présentation soignée comme elles en ont l’habitude. Il en existait jusqu’à présent trois traductions en français, assurées respectivement par Armand Guibert, Patrick Quillier et Georges Thinès. Celle que nous lisons ici, œuvre d’Yvan Quintin, s’en démarque par le choix d’une traduction en vers, passant de l’original anglais (le vers anglais le plus fréquent étant le pentamètre iambique de cinq pieds) aux douze pieds français de l’alexandrin. Sans aller cependant jusqu’à la recherche de la rime, il s’agit, pour le traducteur, de mieux rendre la dimension poétique du texte de Pessoa, écrit, difficulté supplémentaire, dans un anglais élisabéthain, en usant de l’équivalent métrique le plus courant en français.

Ces quelques précisions donnent déjà une idée de la nature du texte. Il est tout sauf naturaliste ou factuel. C’est au contraire à une succession de masques que nous avons affaire. Par la langue choisie, un anglais des XVIème et XVIIème siècles, par le temps historique considéré, qui est celui du deuxième siècle après Jésus-Christ, par le locuteur désigné qui n’est autre que l’empereur lui-même, cédant parfois la place à un commentateur extérieur (l’auteur ou plutôt l’équivalent du chœur antique), Fernando Pessoa, poète portugais du vingtième siècle, ne semble s’effacer par une distanciation assumée que pour mieux exprimer, plus librement sans doute, ce qu’il veut dire, à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau masque tendu au lecteur, lui qui a tant joué de ses hétéronymes.

Nous sommes en 130 apr. J.-C. L’empereur romain Hadrien veille son amant et favori Antinoüs qui vient de se noyer dans le Nil à l’âge de vingt ans. C’est un fait historique, repris notamment par Marguerite Yourcenar dans ses célèbres Mémoires d’Hadrien, et par d’autres auteurs et poètes comme Oscar Wilde, Yukio Mishima, Rainer Maria Rilke, Federico García Lorca ou Mutsuo Takahashi. L’un des plus grands poètes portugais de l’époque moderne, Fernando Pessoa, a lui aussi repris cette figure dans un long poème écrit en anglais, intitulé « Antinoüs ».

[…]

Fernando Pessoa est l’auteur d’une œuvre phare, protéiforme, non encore formellement close, traversée de multiples significations dont la moindre n’est pas de surplomber la notion même d’auteur par le recours à des hétéronymes qui sont autant de moi superposés. Christian Bourgois Éditeur en a publié l’essentiel en 9 volumes à la fin des années 1980 avant l’édition de la Pléiade chez Gallimard au début des années 2000.

Luc-André Sagne

Ce livre a reçu un coup de cœur de la librairie Gallimard, début décembre 2022, avec le commentaire suivant : « Une poésie charnelle, sublime, brûlante ! »

PAULINE PARIS AU PAYS DE COLETTE

« J’étais ravie de passer cette soirée hors du temps (…) la semaine dernière. Je redescends petit à petit, au gré du vent, de mon nuage… » nous a écrit, ce 21 juillet, Pauline Paris qui a donné un récital à Saint-Sauveur-en Puisaye, en Bourgogne, au pays de Colette le 15 juillet dernier, dans le cadre du » Festival de Saint-Sauveur-en-Puisaye : un été chez Colette » qui se rient chaque année de fin juin à fin août . Organisé par l’Association des Amis de Colette, ce récital a eu lieu en plein air, sur le pâtis du château qui abrite le Musée Colette. En plein air et en soirée, avec le soleil couchant pour magnifique projecteur. Il dardait ses rayons à travers le feuillage d’un immense et vieux noyer sous lequel se tenait l’assistance. Et roucoulaient, entre deux chansons, les colombes du donjon envoyées par Aphrodite.

Rappelons que Pauline Paris a d’abord monté un spectacle musical et théâtral, « Vivien 21 », autour de Renée Vivien. Deux des photos ci-dessous ont été prises au Bouillon Julien, brasserie sise rue du Faubourg Saint-Denis à Paris Elle y est Comme sur ces photos, elle accompagnée de Duncan Roberts (à droite) et Rafaël Leroy (à gauche), entrecoupant ses chansons d’épisodes de son histoire personnelle, « pour finir par ne faire plus qu’une avec elle. » . Quant à la première photo, il s’agit de Renée Vivien elle-même qui aimait se travestir, dans le cas présent en « incroyable » dont notre Pauline reprend le couvre-chef, le jabot et la redingote en de récital.
Qu’a-t-elle chanté au fait ce soir du 15 juillet ? Les Treize poèmes de Renée Vivien qu’elle a, sur les conseils d’Hélène Hazera, mis en musique et publiés chez ErosOnyx éditions dans un livre-CD, via l’entremise de la viviénienne Nicole G. Albert qui, restée sous le charme d’un récital de Pauline Paris à la librairie Violette & Co, souhaitait que reste une trace de cet enchantement. Douze poèmes de René Vivien auquel il faut ajouter un fragment de Sappho, devenu « Prolonge la nuit » , que Vivien a elle-même traduit et adapté du grec ancien. Bien sûr, on pourra penser à la chanson de Johnny Halliday « Retiens la nuit » ( paroles de Charles Aznavour, musique de Georges Garvarentz), mais si cette chanson ne manque pas de charme et d’émotion, le poème de Sappho-Vivien, mis en musique et chanté par Pauline Paris, est… saphiquement différent. Notons aussi dans ce recueil, comme sur scène, le poème « The Fjord Undine », écrit et publié en anglais par Renée Vivien, dans un autre ouvrage, The One Black Swan /Le cygne noir (également disponible aux mêmes éditions). N’oublions pas que Vivien était anglaise de naissance et s’appelait Pauline Tarn (tiens ! Pauline comme notre artiste !). Ce n’est pas Pauline qui cette fois l’a chanté, mais il a été superbement dit, en anglais donc, par Duncan Roberts, l’un de ses deux musiciens (basse, guitares, percussions), avec Raphaël Leroy au yeux pers, guitariste et bassiste, tous les deux au mieux de leur talent.

Superbe soirée que Colette, auteure de belles pages sur Renée Vivien dans Le pur et l’impur, n’a pu qu’aimer, où qu’elle soit, comme les spectateurs étonnés d’abord, puis vite ravis, comme enchantés. Renée Vivien, pour garder ses amantes, disait à Aphrodite « Prolonge la nuit ». Pauline Paris, elle, l’a chanté à son public, comme pour le retenir.

Crédit Pauline Paris 2022

ANDER (2009), un film de Robert Caston

                                           

     RENDRE CRÉDIBLE L’INCRÉDIBLE, EN TOUTE HONNÊTETÉ

Pour qu’il y ait rupture avec la coutume dans un milieu où le patriarchat rural – relayé par le matriarchat à la mort du patriarche –, dans un cadre clos comme les montagnes du Pays basque espagnol où l’on parle d’abord l’euskera, il faut qu’arrive quelqu’un d’ailleurs. Dans Ander, premier long-métrage d’un jeune metteur en scène qui s’était déjà fait connaître en 2005 par un court-métrage produit par Arte, Maricón,  ce sont une jeune ʺétrangèreʺ de Carthagène et un jeune Péruvien  qui apportent un souffle neuf en Biscaye, en 1999, terre  ancestrale minée par des tabous qui la sclérosent.

Nombreux sont les êtres en souffrance au début de ce film qui sait sans lourdeur donner de l’épaisseur à ses personnages : à plus de trente ans, Ander subit sa condition de célibataire dans une ferme menée par la poigne altière de sa mère, veuve solitaire, elle aussi, qui aimerait qu’on estime son vieil ami de jeunesse, Evaristo, qu’elle impose avec crainte à Ander et sa sœur Arantxa, pour de rares repas où le malaise plane. Ander est obligé de doubler son travail à la ferme qui ne rapporte plus assez, d’un emploi à l’usine où on le sent encore plus seul que dans les champs où il savoure au moins le bon air et la beauté des montagnes, tout en gardant son troupeau de vaches laitières. Il rejoint régulièrement son copain Peio, fêtard qu’il dépeint comme « pensant davantage avec sa queue et son nez » qu’avec son cerveau : Peio passe ses nuits à boire, baiser et se faire des rails de cocaïne avec des films pornos pour toile de fond. On sent qu’Ander l’accompagne plus par clanisme de mâles que par vrai plaisir. Et voilà que, alors qu’Arantxa va se marier en ce mois d’août 1999, vivre sous un autre toit et laisser plus de travail à son frère et à sa mère, Ander, en rentrant le troupeau, se casse le tibia et va devoir rester plâtré deux mois, alors qu’on se prépare à tuer un cochon pour le repas de noces ! Tout est sens dessus dessous ! Heureusement, Iñaki, le mari d’Arantxa, présente à la famille José, jeune Péruvien exilé à Durango en Espagne, par la misère dans son pays et rompu au travail des champs et des bêtes, remarquable de réserve, de politesse et de délicatesse. Il travaille dur, ne plaint pas sa sueur sous les aisselles. Dans Ander, on est attentif à respecter la pudeur des campagnes : pas de torse nu, on garde la chemise même en plein mois d’août. Voilà un étranger, lui-même en souffrance, qui va pouvoir retrouver et redonner vie !

Le chemin vers un dénouement libérateur va être long, en trois actes, mais Roberto Castón, le réalisateur, sait rendre crédible l’incrédible, par sa connaissance du milieu qu’il décrit, en toute honnêteté parce que le cheminement de l’intrigue est naturel, toujours écrit et montré d’après nature. Ander n’est pas un tissu d’artifices pour ʺfaire du cinémaʺ, on croit en ses personnages.

Ander se découvre et se révèle grâce à José. Il aime ses dents blanches, s’amuse à lui dire qu’il les entretient « au bicarbonate », n’a pas de gêne à lui demander de l’aider pour pisser parce qu’il tient mal sur ses jambes en raison du plâtre et des béquilles, remarque que José reste spectateur lors des virées chez Peio,  que le Péruvien réservé préfère parler chaleureusement avec une belle femme de chair qui est « la puta d’Oro » de Peio, pute d’or et pute de la ville d’Oro. On note au passage que Peio a de l’entrain, de l’humour, mais un machisme invétéré également ! Quant à elle,  elle s’appelle Reme. Elle a le corps facile mais le cœur obsédé par un mari qu’elle a épousé à Carthagène et qui l’a quittée quand elle lui a annoncé qu’elle était enceinte de lui. Quelques années plus tard, elle pense que cet homme est « perdu » mais qu’il lui reviendra quand « il se retrouvera » et acceptera la paternité. En attendant, elle vit de ses charmes, mais ne se donne jamais à un homme dans la maison d’Oro, maison de son mari et qui sera restée « propre » quand il reviendra. Le bruit court qu’on voit son mari plus occupé à Anglet que préoccupé de revenir chez lui. Un sinistre coup de fil le confirmera à Reme qui vient s’inscrire dans la galerie de tous les solitaires du film, le seul couple harmonieux étant celui que vont former Arantxa et Iñaki, après un beau festin, avec longue table dressée en plein air, où le vin coule à flot.

Le vin a un rôle décisif dans Ander. Selon le personnage qui donne son titre au film, « ce n’est pas de l’alcool, c’est la vie », et il initie José à goûter cette vie-là. La noce fera de cette vie une ivresse libératrice d’une autre vie pour les deux hommes. Dans les toilettes, le désir longtemps retenu osera le plaisir partagé. Remarquons que la trivialité du lieu ne fait que souligner par quelle apparente humilité il faut parfois passer pour se révéler. Mais l’humilité devient immédiatement humiliation pour Ander qui s’est laissé ʺprendreʺ par José. S’ensuivent plusieurs « Va-t’en ! » qui préparent non seulement la honte de ce désir-là chez Ander, mais la nécessité de renvoyer et d’oublier le visiteur de la révélation. Pourtant, c’est Reme, celle qui a vécu et aimé, qui va dénouer le tabou : Ander veut revenir vers la femme mais se révèle impuissant et violent ! José avoue en toute confiance à Reme ce qui s’est passé entre Ander et lui. Le dialogue devient poignant. Reme dit que les hommes ont « toujours peur d’eux-mêmes ». José lui rétorque que ce n’est pas son cas et Reme peut alors lui confier que c’est pour ça qu’elle l’aime bien.

La mort brutale de la mère, qui était cardiaque, accélère le dénouement. Ander, désespéré dans un premier temps par la culpabilité de s’être donné à un autre homme, souffre terriblement du lien plus ou moins conscient qu’il fait entre ce geste plus fort que lui et la mort de la mère. Sa sœur lui remontre pourtant qu’il ne peut pas mener tout seul la ferme et qu’il doit garder José. Un hasard très plausible amène Peio à la ferme d’Ander : il ramène Reme à Oro car son enfant n’est pas bien. Peio, toujours entre deux vins, choque Ander par son incapacité de sentir le deuil qui règne dans cette maison. Peio s’échauffe et frappe Reme qui tentait de le raisonner. José lui assène alors un coup de poing que Peio, dans son ivresse, ne peut lui rendre. De plus en plus grossier, Peio se moque grassement de « cette maison avec deux pédés et une pute » et s’en va parce qu’il ne peut pas comprendre. Lentement la situation se décante : Evaristo vient demander à Ander s’il peut mettre tous les dimanches des fleurs sur la tombe de sa mère. Ander comprend que cet homme a aimé cette femme dès que le père d’Ander la lui a présentée comme sa promise. Une chape de silence est tombée depuis ce jour et seule la mort du père d’Ander a délié le cœur de sa mère, d’où les invitations, rares, faites à Evaristo de partager la table de celle qui restera la mère, dont on ne connaîtra pas le prénom et pour qui un affectueux compagnonnage de vieillesse était impensable. Ander, pas à pas, perçoit ce qui dort au creux des êtres et qu’ils n’osent pas vivre par peur du qu’en-dira-t-on. Quand il parle solitude avec Reme qui lui apprend que son mari l’a appelée pour lui dire qu’il partait définitivement refaire sa vie en France, Ander lui rappelle qu’elle est mère et Reme l’embrasse de la comprendre. Quelques mots d’elle encore pour évoquer comment Ander ne peut pas vivre seul et l’in crédible alors devient crédible. Le lendemain, au petit-déjeuner, Ander demande à José de rapporter du cacao pour l’enfant. Et les mots sortent, dans ce film où on ne se paye pas de mots :

Reme : – Tu veux dire que tu nous demandes de rester chez toi ? 

Arnde, se tournant vers José : – Non, chez nous.

Bravo au BERDINDU, bureau basque des cultures gaies et lesbiennes, d’avoir rendu ce film possible et bravo à Roberto Castón d’avoir conté cette histoire avec l’« honnêteté » qu’il évoque dans le chaleureux supplément du DVD du film !

Il peut pleuvoir la nuit du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000 sur la maison d’Ander, cadrée comme au premier plan du film. Le réveil ne ‘’bugge’’ pas malgré le changement de millénaire. Le quatuor n’a pas froid. Il y a de la lumière à la fenêtre. Là-haut, sur les montagnes de Biscaye aussi, l’amour était à réinventer.

                                                                       Pierre Lacroix, avril 2022

SEULE LA TERRE

                                                              

         Un film de Francis Lee (Grande-Bretagne), sorti en salles en 2017

                       et l’année suivante en DVD chez Pyramide Vidéo    

                                                             *

Il y a des films qu’on aime intensément dès leur première vision au cinéma et dont la beauté s’approfondit quand on les revoit lors de leur sortie en DVD.  Avec les 20 minutes d’interview du réalisateur Francis Lee, qui accompagne le film sur le DVD, l’éclairage rapide mais éloquent et sensible qu’il en donne enrichit incontestablement la singularité et la beauté farouche de Seule la terre, sorti en salle en 2017 et couronné par des prix aux festivals de Sundance et de Berlin.

Francis Lee est un homme mûr, sauvage et raffiné quand on le regarde et qu’on l’écoute. Né dans les moors du Yorkshire, il a les quittés jeune pour devenir acteur à Londres et se découvrir, se vivre, devenir celui qu’il était. Malgré son succès d’acteur, les moors lui ont toujours manqué et, après un court-métrage financé par ses propres moyens, il s’est lancé dans un long métrage, God’s own Country, pour retrouver son pays natal qu’il n’avait au fond jamais vraiment quitté. Pour un coup d’essai, le film est un coup de maître. Le beau générique de fin du film, sur une ballade déchirante de Patrick Wolf, The Days, est un florilège de bout de films édéniques qui reflètent la saison des moissons dans ce qui pourrait bien être les années 1960 : on a la sensation que ces images datent de l’enfance de Francis Lee, joyeux de conduire un tracteur, ravi de contempler des corps halés de faneurs… Un film de paradis perdu et retrouvé donc, même si l’on est frappé par l’âpreté de ces paysages grandioses délimités par des murs de pierres sombres et noyés de brume jusqu’à l’infini, échappant encore à la ville qui apparaît dans le lointain. On est bien au pays des sœurs Brontë et l’histoire que nous conte Francis Lee a tout de leur romantisme ! Est-ce le sens que l’on peut donner du titre, comme si seule la terre, et non les villes, pouvait être le pays du vrai, le pays du beau, le pays de Dieu ? Mais alors un dieu d’amour qui n’a rien à voir avec celui du Deutéronome, et qui protège l’amour, tous les amours !

Intrigue violente et de plus en plus sensible au fil du film. Johnny trime à mener la ferme de son père, frappé par un AVC qui l’a terriblement diminué. La mère ne supportant pas l’isolement est partie pour la ville. La grand-mère est toujours là, rude à la tâche taiseuse et observatrice, regardant la vie comme elle va, les yeux aussi clairs que l’amour qu’elle porte à son fils meurtri et toujours menacé. Johnny a l’air d’avoir vingt ans. Il a les oreilles décollées, un beau visage en triangle, des yeux de renard. Il a la beauté rêche du paysage où il vit. Il se partage entre le travail des montagnes et la ville quand il va vendre le bétail et tirer un coup en cachette avec un autre garçon qui aimerait, lui, aller boire un verre après. Mais Johnny n’est pas prêt. Il a du chemin à faire pour s’accepter. Il baise à la hussarde des mecs, il ne se sent pas pédé. Le soir, il se saoule à la bière au pub du coin, pour oublier les corvées de la journée. Les vieux comprennent qu’il faut passer une annonce pour trouver de l’aide à Johnny. Une seule réponse et c’est la bonne. Se présente un gaillard du même âge que Johnny, un Roumain brun, peau pâle et bille de verre sous les sourcils noirs. Il a quitté un pays sans avenir, où trop de mères pleurent leurs enfants morts. Sa mère enseignait l’anglais et ça s’entend. Il s’appelle Gheorghe et subit au début le racisme crasse de son jeune patron. À chaque attaque, il montre les dents. On le sent fier. Fier et délicat. Un geste de toilette en plein air comme se passer une étoffe humide entre les fesses pour que Johnny n’ait aucun dégoût d’aller avec la langue au bout des ses désirs, voilà qui révèle que les vrais amoureux, femmes ou hommes, savent que le corps est le tremplin d’Éros, de la délicatesse amoureuse d’Éros. Au fil du film, Gheorghe va devenir l’ange visiteur de Johnny. L’apparente sauvagerie laisse lentement place à la révélation, avec une psychologie bourrue et souvent muette qui est un des atouts majeurs du réalisateur profane qu’est Francis Lee.  Dans un paysage du « struggle for life,  » au propre comme au figuré, on va passer de l’hiver au printemps.

Il serait dommage de ne pas laisser de suspens sur le cheminement de cette révélation qui va se faire entre Johnny et Gheorghe : pouvoir se dire l’un à l’autre « faggot », « pédé », et découvrir que ce n’est qu’une maladie pour la morale étroite des autres. Seule la terre fait écho sur ce plan à trois beaux films dans le même cadre et sur le même thème : Nous étions un seul homme (1979) de Philippe Vallois, Ander (2009) de Roberto Castón et Le Secret de Brokeback Mountain (2012) d’Ang Lee, mais le dénouement le rapproche surtout d’Ander. Pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte du de la fin, évoquons deux scènes muettes – un d’extérieur et l’autre d’intérieur – qui, à elles seules, donnent une idée de la grâce farouche qui baigne Seule la terre.

La première se déroule en haut des moors, en plein hiver. Gheorghe veille avec Johnny à l’agnelage dans le brouillard. Le premier découvre un agneau mort dans la nuit. Aussitôt, au couteau, comme si l’acteur l’avait fait toute sa vie, il dépèce de sa laine le cadavre d’un agneau mort-né et en fait un manteau pour un autre, orphelin, qu’il a allaité au biberon jusque-là, pour tromper l’instinct de la mère de l’agnelet mort-né. Johnny observe la scène et sourit, comme s’il découvrait ce qu’est la tendresse humaine pour les bêtes et les êtres.

Dans une autre scène où les deux « lads » doivent se débrouiller pendant que la grand-mère veille le père à l’hôpital, on assiste à un repas improvisé par Gheorghe, à la fois mâle et maternel. La  table est mise. Johnny remarque sur un bouquet de jonquilles dont c’est la saison. Un court instant, on pense au rôle des fleurs  de printemps dans l’appel du désir chez D. H. Lawrence. Gheorghe a fait des pâtes à la tomate. Il voit Johnny bouder après avoir goûté. Gheorge goûte à son tour, comprend et met du sel dans l’assiette de son compagnon. Il goûte à nouveau et laisse Johnny se régaler avec un sourire de mère qui se dit que son fils attend décidément tout d’elle. Le sourire est ici ironique mais amoureux aussi. En quelques minutes, sans un mot échangé, tout est dit.

La barbe broussailleuse et les billes rieuses des yeux de Francis Lee sont vraiment à l’image de son film. Farouchement romantique. Comme Colette, il pourrait dire ou écrire : « J’appartiens à un pays que j’ai quitté ». Il n’a pas quitté le romantisme de ses moors et Seule la terre a des parfums de rêve réalisé. Jamais trop tard. L’amour du pays n’est pas que rétrograde. Il est aussi paradis perdu et retrouvé grâce à l’art, corps à cœur de l’amour cru et fou enfin possible.

                                                                                               Pierre Lacroix

PHAIDRA, FANNY ARDANT, LA FILLE DU VENT

 CHAMADE EN SATIN ROUGE

Spectacle pour instruments et voix du Geneva Camerata

donné en première mondiale au Bâtiment des Forces Motrices

 à Genève le jeudi 27 janvier 2022

David Greilsammer, dans le cadre de ses ʺconcerts prestigesʺ, a donné à voir et à écouter un triptyque musical et théâtral qui, quelques jours après le spectacle, laisse le percutant souvenir d’une chamade en satin rouge.

Un spectacle homogène dont les trois temps se répondent en un tout organique. Prologue, monologue vocal sur fond musical et épilogue se placent tous les trois sous le signe de la percussion, celle de la musique symphonique prenant, comme dans un écrin, un poème en prose de passion interdite écrit par Yannis Ritsos, Phaidra, Phèdre selon Ritsos, une Phaidra portée par la longue silhouette, l’âme et la voix de Fanny Ardant. On entre dans le spectacle par le solo de percussions qui ouvre la Symphonie n° 103 de Joseph Haydn, dite « roulement de timbales » et, durant tout le spectacle, cette chamade ne se posera brièvement que pour reprendre autrement et de plus belle, y compris dans le détonnant épilogue, improvisation confiée à Jonathan Keren. David Greilsammer parvient à nous prendre dans une fougue sans cesse renaissante et qui ne s’apaise que pour mieux nous transporter dans le double orgasme de l’amour et de la mort.

Après le prologue percutant d’un Haydn dont la frénésie dit, durant toute la symphonie,  l’énergie de vivre et de créer à plus de 50 ans, comme si le temps fouettait le sang au lieu de le glacer, David Greilsammer a confié à Bastien David, né en 1990, la délicate tâche de créer une toile de fond musicale à la pièce de Ritsos. Bastien David a donc écrit une « Phaidra », pour comédienne et orchestre, à la fois sobre et sourdement menaçante. Pari subtil de servir le monologue de Phaidra sans jamais étouffer la voix parfaitement articulée de Fanny Ardant et d’y fondre en même temps la moiteur animale du désir de Phèdre pour le jeune Hippolyte. On y entend, comme si l’on était dans les bois et près des étangs, mêlés à l’orchestre, des feulements de fauves et des chants de rainettes qui prolongent et colorent le poème dramatique de Ritsos où Phaidra se sent tour à tour, dans ses appels de bête en mal d’amour, fauves au début et rainettes à la fin. Quant à l’épilogue, que l’on pourrait attendre comme un requiem après le triomphe de la nuit apaisante sur l’incandescence de Phaidra, il n’en est rien : les Préludes et improvisations sur des thèmes de Haydn de Jonathan Keren, né en 1978, sont un medley étonnant où classique et jazz reprennent les motifs de percussion de la symphonie de Haydn comme pour défier la mort. On y frappe même de la main le bois de la contrebasse pour que s’emballe le rythme du cœur. Même le requiem piaffe de vie, mêle ses timbales et ses cors dans un spectacle où le funèbre en filigrane le dispute toujours à l’ardeur sans jamais l’emporter. Il n’est que de regarder David Greilsammer conduire l’orchestre pour sentir que tout bat la chamade dans ce spectacle, y compris sa baguette.

Voix et instruments au diapason. Fanny Ardant se glisse en Phaidra comme en un long gant d’élégance et de désir. Talons hauts, silhouette altière, crinière fauve, corsage de voile noir et jupe fourreau de satin rouge, à la croire plus jeune qu’Hippolyte, absent de la scène mais partout présent dans le noir et dessiné par les mots de Phaidra. « Je t’ai fait appeler » : Fanny Ardant dit son rôle en comédienne qui le sait sur le bout des ongles et peut le vivre face au public dans l’ombre. Nous vivons la dernière heure de Phaidra, mariée à Thésée et amoureuse éconduite du fils de son époux, embelli par son goût de la chasse mais ignorant des appels d’Aphrodite. Plus rien à perdre pour Phaidra. Tout à gagner dans une déclaration à nu et tout habillée en même temps de délires orgiaques pour que le fils de l’Amazone, le fier disciple d’Artémis rentré tout poussiéreux de sa journée de chasse, comprenne qu’elle l’aime à en mourir. Elle va de visions en visions pour exciter le bel indifférent : rêver d’être sa proie dans les buissons pour qu’il la tue et la prenne dans ses bras, vouloir de lui une plume pour un chapeau, une de ces plumes arrachées qui laissent « un trou rouge » dans la chair d’un oiseau, rêver d’être un cheval attaché à une corde par une patte, fougueux jusqu’à se mutiler pour être libre, rêver de faire éclater les masques, que le sang de vérité puisse sourdre, se délecter de l’odeur de sperme restée entre les draps de ce jeune homme étrangement solitaire, lui voler sa petite croix d’or et se délecter de le voir à quatre pattes la chercher sous les armoires, vouloir entrer au bain avec lui pour le laver tout entier de sa suave sueur, se sentir pareille aux rainettes de cette nuit de printemps coassant de désir à la lune… et puis en venir à l’extase de mourir dans cette « nuit incorruptible », face à l’intouchable que l’on vient d’éclabousser de toute sa chamade de mots. Rien d’étonnant à ce que, dans la composition fluide de Bastien David, se glissent des feulements de fauves et des coassements de rainettes quand Phaidra se sent vivante et mouvante comme ces bêtes qui vivent à son diapason.

Phaidra, fille du vent, fille du sang, femme libre de dire, comme un homme, sans peur, sans pudeur, à l’éphèbe au petit crucifix d’or qu’elle lui a volé pour le porter entre ses seins : « Ta sainteté avant le péché, je n’y crois pas ; je la déclare impuissance, je la déclare lâcheté ». Aimer jusqu’à défier Dieu pour libérer le bel Éros. Il faut être Phaidra et  Fanny Ardant pour oser ça !

                                                   Pierre Lacroix, co-éditeur d’ErosOnyx

POUR EN SAVOIR PLUS SUR BASTIEN DAVID, COMPOSITEUR DE LA MUSIQUE DE « PHAIDRA » POUR COMÉDIENNE ET ORCHESTRE :

PHAIDRA, basé sur le poème dramatique de Yannis Ritsos

Commande du Geneva Camerata – Création Mondiale

Traduit du grec par Anne Personnaz et publié aux éditions ErosOnyx

Grâce à son génie, à son courage et à son humanité, Yannis Ritsos est considéré comme l’un des plus grands poètes de la Grèce moderne, ainsi qu’un héros qui a transformé l’histoire de son pays. Né en 1909, il rejoint le parti communiste dès l’âge de vingt-cinq ans et se bat au sein de la Résistance contre l’occupation nazie en Grèce. Malgré les terribles difficultés qu’il traverse durant sa vie – comme son emprisonnement et sa torture par la dictature grecque – Yannis Ritsos reste engagé politiquement jusqu’à sa mort en 1990. C’est en 1978 qu’il achève Phaidra, un chant d’amour à la fois poétique, érotique et tragique, s’inspirant du personnage de Phèdre dans la mythologie grecque. Ce chef-d’œuvre de Ritsos rend hommage à la force et à la détermination d’une femme courageuse qui décide de suivre son inexorable passion, jusqu’au bout de la souffrance et du tourment.

Le compositeur Bastien David écrit au sujet de sa nouvelle pièce : Dans Phaidra de Yannis Ritsos, nous vivons la déclaration amoureuse de Phèdre pour Hippolyte, le fils de son mari Thésée et de l’Amazone Antiope. À travers ses mots dénués de pudeur, Phèdre exprime ardemment l’immense souffrance qu’elle traverse ainsi que le désir éternel qu’elle éprouve pour ce jeune homme qui la rejette. Tout au long du monologue, nous retrouvons l’omniprésence du sang, de l’eau, du sperme, de la sueur, et de tous les autres mots qui peuvent faire référence aux fluides corporels. J’ai composé la musique en m’inspirant de ces matières vivantes, liquides et mouvantes, qui composent la quasi-totalité de notre corps.

À travers la musique, j’ai souhaité sculpter un flux sonore en mutation perpétuelle, afin de transmettre à l’auditeur les sensations physiologiques de Phèdre, ici incarnée par la voix charnelle et poignante de Fanny Ardant. De plus, j’ai voulu mettre en valeur la métamorphose que traverse la protagoniste, provoquée par la passion irrépressible qu’elle ressent pour Hippolyte. L’inertie des sentiments se traduit musicalement par la lenteur et l’obsession. Dans ce moment de détresse, l’irréversible se met graduellement en place… La musique devient alors le sel de mer qui ronge progressivement la roche des calanques, jusqu’à la rendre aussi coupante que les lames d’un rasoir ; ou encore, l’écoulement d’une rivière souterraine, qui finit par creuser dans la pierre les sillons du futur.

                                                 LA FILLE DU VENT, PROGRAMME, page 19

SI MI LA RÉ…

   Hommage à Barbara

de Stéphane Loisy et Baptiste Vignol (Gründ, 2017)

Il faut les ouvrir, les savourer lentement, les garder longtemps en bouche pour les laisser agir, des livres comme celui-là. Avec l’apparence de la chronologie, ça vous a un feuilletage qui enlève toute sécheresse rectiligne. Ça pèse un lingot, comme les albums cadeaux des Noëls d’antan, ça crache du rose en couverture, du rose qui semble détoner pour une Barbara qu’on voit plutôt en rouge et noir, en mauve et noir, avec une photo naturelle et inédite de l’artiste en herbe, loin des portraits sophistiqués qu’on aime mais qu’on a déjà vus, ça vous colle au fil des pages un amour neuf, approfondi, de Barbara et ça le fait scrupuleusement, délicatement, passionnément.

                                             Scrupuleusement

Il a raison, Bernard Serf, neveu de la chanteuse, d’écrire en avant-propos : « C’est clair, intelligent, bien documenté, parfois irrévérencieux, jamais flagorneur, toujours avisé ». Il sait qu’un vrai portrait amoureux n’est jamais un portrait flatté, jamais un embaumement thuriféraire ! Faut que ça vive, un livre de souvenirs et d’hommages, que ça ne sente pas le rance du déjà lu !  Pas de copier-coller d’un article du Web qui se voudrait exhaustif et qui se révèle une accumulation indigeste semée d’oublis. Le livre se veut une nouvelle approche de Barbara. Stéphane Loisy, de son côté, prend le temps de signer çà et là des esquisses d’artistes qui ont beaucoup compté pour la chanteuse et que le Web néglige : « Notre époque est merveilleuse puisque Internet fait office de mémoire collective normée et imposée. Elle recense un grand nombre d’informations en tout genre sur tout et n’importe quoi. Elle omet souvent, par contre, de parler des êtres humains et d’établir une cohérence pour des personnages libres et géniaux ». C’est ainsi qu’il convoque dans ce livre la mémoire de camarades magnifiques et rarement mentionnés, dans la vie de Barbara, comme Remo Forlani, Jean-Jacques Debout, William Sheller, Étienne Roda-Gil et Jeanne Moreau. Il n’oublie pas non plus la carrière cinématographique de la chanteuse, avec deux films trop injustement effacés de sa carrière, Frantz tourné en 1971 par l’ami Jacques Brel et L’oiseau rare en 1973 par l’ami Jean-Claude Brialy. Quant à Gérard Depardieu, il a droit à un éclairage des plus subtils. Le livre ici chroniqué paraît vingt ans après la mort de Barbara. Or, cette année-là, en 2017, Depardieu, devenu ogre sulfureux, mis à l’écart par ses débordements de poids, de gueule et de positions politiques ahurissantes chez le libertaire qu’il fut, Depardieu dit, susurre, fredonne, chante Barbara, piano-voix, en studio et dans le rouge et le noir des Bouffes du Nord. Serait-il interdit d’y voir la complicité retrouvée de Lily Passion, trente ans après, comme une « virilité domptée », comme une bulle de purification ?

Pour Baptiste Vignol, la démarche est aussi scrupuleuse. Commentaires personnels, citations de la chanteuse et de toutes les plumes qui ont déjà esquissé son portrait avant 2017,  sont  inextricablement réunis, avec un parti pris de notes aériennes en bas de page, à peine visibles, comme si le livre ne trouvait sa singularité qu’en s’étant discrètement nourri de ces sources multiples. Un livre érudit donc mais novateur aussi, riche de photos et  d’éléments qu’un fan qui se croyait pourtant peu profane voit et lit ici pour la première fois. Pour le plaisir de la lecture, nous serons, dans cet article, moins méticuleux que les auteurs de citer toutes les sources. Le plaisir a besoin de se libérer de certaines chaînes. Que les auteurs nous le pardonnent !

Il sait, Baptiste Vignol, que les vrais amoureux aiment que leurs stars ne soient pas des déesses ou des dieux. Pas de portrait d’amour sans irrévérence, comme l’annonçait Bernard Serf. Pas d’amoureux, même aveugle, qui ne sache que l’autre a les qualités de ses défauts et les défauts de ses qualités. On apprend, par exemple, que travailler pour Barbara, après le succès enfin là avec le récital de Bobino en 1967, n’est pas une sinécure. Autoritaire, coléreuse, imprévisible, elle usait ses collaborateurs. Se mettre à son service, c’était renoncer à sa vie privée. Françoise Lo et Marie Chaix, ses secrétaires, n’ont pu tenir longtemps à ce régime dont l’envers est la quête de perfection dans chaque détail de ses spectacles : orchestrations, décors, éclairages, costumes, tout est une cérémonie où la chanteuse s’avance parée et mise en lumière comme un toréador ! Roland Romanelli, un de ses accordéonistes les plus célèbres, remercié alors qu’il donnait son avis sur la préparation de Lily Passion, la dit aussi généreuse que cruelle.

Autre paradoxe qui constitue Barbara, son rapport avec l’argent. Son enfance et sa jeunesse ont connu les privations et le pain sec de la  vie d’artiste. Avec le succès dans les années soixante, ce fut la soif insatiable du luxe et des élégances jusqu’à l’ivresse des parfums de Guerlain, le Marienbad aristo de la plaisance, la munificence des mendiantes devenus princesses, contraintes d’engager un agent-comptable pour payer leurs impôts et faire que l’or ne se fonde dans leur mains comme dans un creuset. Alors qu’elle cherche un metteur en scène pour le spectacle Madame en 1969, elle rencontre Roger Blin et ne donne pas suite parce qu’il portait ce jour-là des tennis. Or, la même Barbara vibre à toutes les détresses du monde. Elle écrit en 1986 une chanson Les enfants de novembre  pour Malik Oussekine, tombé à 22 ans sous les coups des forces de l’ordre du ministre Pasqua. Elle est capable d’imposer des billets au prix très abordable pour son spectacle de Pantin en 1981, d’aller gratuitement chanter pour des prisonniers et des malades du sida qui meurent seuls dans les hôpitaux. À la mort de François Mitterrand dont elle a soutenu la candidature en 1981 et 1988 et qui l’a décorée de la légion d’honneur en 1988, elle déplore que le socialisme au pouvoir en soit venu à vivre enfermé dans un autre monde et coupé de la réalité des gens : « Le pouvoir rend fou ». Sans être descendue dans la rue, Barbara s’est toujours vécue, dans son quotidien et dans  nombre de ses chansons, comme une femme de combat, et ce combat, de son vivant, s’est appelé de Gauche.

Parmi les paradoxes, il en est un, secret et tout aussi éloquent, scrupuleusement évoqué : l’amour du vagabondage de sa vie de saltimbanque et le besoin de trouver un nid pour s’y ressourcer et y mourir un jour. À 43 ans, la petite fille des Batignolles achète la maison de Précy-sur-Marne, à 37 kilomètres de Paris. Elle y aménage une grange qui devient « grange aux loups » avec salle de répétition, piano, scène et sono. La bourlingueuse de théâtre en théâtre veut aussi se poser pour trouver calme et volupté dans une maison de pierre et son jardin. Elle s’épuise en se donnant à son public sur scène et a besoin de cures de sommeil pour récupérer mais au bout d’une semaine cette retraite devient prison et il lui faut renouer avec la vie. Elle a avec Précy la même relation ambiguë : l’ermitage permet de se ressourcer mais c’est aussi le lieu où la guette la solitude, avec cette alternance de mal et de joie à vivre qui fait le clair-obscur lancinant et magnifique de Barbara. Paradoxe insoluble et fascinant : être une « amie Pierrot noire », selon la trouvaille d’Hélène Hazera et une voyageuse d’Éros.

                                                        Délicatement

   Comment évoquer les gouffres avec assez de délicatesse pour que les lecteurs et lectrices sentent que rien n’a été tabou dans ce livre à la fois biographie, radioscopie et déclaration d’amour ? Tout naturellement. Avec les faits nus. Monique Serf naît à Paris en 1930 dans une famille juive qui peine à joindre les deux bouts. Sa famille doit se déplacer pour mieux vivre, aller de Paris à Marseille et de Marseille à Roanne. La guerre sépare parents et enfant. Tante Jeanne de Poitiers tente de faire passer les enfants en zone libre mais le train est mitraillé par la Luftwaffe. De cela, Barbara un jour osera parler à un accordeur de piano dans la région de Châtillon-sur-Indre où  la scène s’est déroulée : « La petite fille qui était dans le wagon et qui n’a pas été tuée, c’est moi ». Quand les enfants pourront rejoindre leurs parents à Tarbes, de la nuit s’ajoute à la nuit et, délicatement, l’auteur laisse la plume à Barbara elle-même qui écrit dans son livre Il était un piano noir… paru un an après sa mort : « J’ai de plus en plus peur de mon père. Il le sent. Il le sait. Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur… »

Quant au besoin du pardon, au père comme aux nazis, c’est dans les brumes de ses chansons qu’il se chuchotera et comprenne qui voudra : en lisant ce livre, on fait mieux le lien entre Nantes et Göttingen. Le vrai champ de bataille où l’on peut triompher chez Barbara, c’est la chanson. « Chanter, dit-elle, c’est mon remède et mon poison, ce besoin de s’exhiber, c’est mon mal et ma guérison. » Tout désir lui devient compréhensible, l’inceste dans Si la photo est bonne, ou le suicide qui devient un leitmotiv fréquentable et dont on peut sourire, comme dans À mourir pour mourir. Chanter fait sortir de la mort déjà vécue pendant l’enfance. Barbara aura toujours avec l’enfance cette double relation de tendresse et de mort. À 34 ans, elle déclare : « Je suis déjà morte depuis longtemps. J’ai perdu la vie autrefois ». Mais l’enfance, c’est aussi la grand-mère Varvara, née près d’Odessa et réfugiée à Paris, conteuse d’histoires de steppes et de loups, venant d’un monde de cirque, de danseurs en habit rouge, de joueurs de balalaïka… Comment alors ne pas s’appeler Barbara ?

Comment rester étranger à sa relation éternellement double avec les hommes, avec les amours et la fidélité ? Dès le début du livre, on entre dans le mystère inépuisable de Barbara, évoquant, dans son autobiographie, l’amour comme «… une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps après… ». Baptiste Vignol laisse délicatement la plume à Hubert Ballay – le mieux placé puisqu’il semble avoir été  le premier véritable amant -, et à son livre Dis, quand reviendras-tu ? (2014), pour effleurer les sources possibles de la chanson J’ai tué l’amour : « Ébranlée, dès sa préadolescence, par l’intimité nocturne que lui a imposée son père, Barbara a du mal, dans les années 1950, à tomber véritablement amoureuse d’un homme. Elle a pourtant tout fait pour oublier le cauchemar, elle a obligé son corps à se plier aux rites de la sensualité, donné leur chance aux émois fugaces qui, de temps à autres, lui traversaient le cœur, mais les barrières qu’elle a dressées entre elle et les hommes sont trop hautes pour autoriser une complicité amoureuse profonde, durable ». Comme si l’amour fou avec un seul homme n’était possible qu’en rêve : « Je ne sais pas vivre à deux. J’ai vécu des passions, des folies. Il faut avoir beaucoup d’espace pour vivre une passion. Dans une chambre au sixième, à deux, t’étouffes ; il faut avoir les moyens d’un amour. », confie-t-elle à Hélène Hazera avant son Châtelet 93.  Et Barbara, dans son Piano noir… donne la source de cette incapacité à vivre d’amour et d’eau fraîche, après avoir évoqué la rupture avec Hubert Ballay : « Dorénavant, je suis seule (…) Rien ni, hélas !, personne, plus aucun homme, plus aucun amour. Bien sûr, des hommes et des amours. Mais c’est différent. (…) En acceptant de perdre H., je viens de prendre le voile, inexorablement, pour cette beauté : la vie d’une femme qui chante… ». Même dans Pierre, chanson de fidélité apparemment épanouie, si on l’écoute bien, « il y a deux femmes dans cette chanson », selon jacques Tournier dans son Barbara (1968). Profitons-en pour signaler un autre atout de ce Barbara Si mi la ré… : il propose un éclairage copieux sur chaque chanson de Barbara, au fil de leur apparition sur vinyle ou disque-laser !

Dès lors, se mettra en place un autre paradoxe chez Barbara, décidément femme à facettes : d’un côté il y a l’image qu’elle aime parfois donner, celle du Carpe diem et du Carpe noctem, croqueuse d’hommes, mante religieuse, égérie de l’amour libre. « Pas connaître le nom, le métier, être amants une seconde ! (…) C’est formidable. » D’où l’égérie qu’elle est pour les homos et leur goût des « tricks », du sexe avec des inconnus de passage. Dès 1987, elle chante cette chanson qu’elle aurait aimé ne jamais chanter, Sid’amour à mort, et devient amazone militante pour combattre le sida, empêcher le furet de la mort de passer en mettant à la disposition du public des corbeilles de préservatifs à la sortie de ses spectacles. D’un côté, il y a donc la femme qui répond en 1993 à Hélène Hazera lui demandant si l’amour, le sexe sont importants pour elle : « je ne peux m’imaginer chanter sans ». Et de l’autre, il y a la femme qui chante Seule en 1981 et Fatigue en 1996, un an avant sa mort. La Barbara de La solitude. Marie Chaix commente cette chanson de 1965 : « Elle avait besoin de vivre seule ? Elle n’a jamais pu vivre avec quelqu’un en permanence ». Une solitude de louve solitaire qui vous hypnotise quand elle est en scène, comme l’écrit puissamment Danièle Heymann en 1965 : «  Elle est longue et noire, elle est veuve d’on ne sait trop quoi (…) Elle est médium, elle est vampire, elle viole, narines ouvertes, le jardin secret des spectateurs ».

                                                            Passionnément

            Par delà le scrupule et la délicatesse, vibre tout au long de ce livre la passion de Stéphane Loisy et de Baptiste Vignol pour « la longue dame brune ». Barbara, comme Piaf, est entrée, au fil de sa vie, en scène comme en religion. Elle n’a jamais eu la plume et la partition faciles. Chez elle, paroles et musiques doivent naître en symbiose. Écrire ou interpréter des chansons viscérales comme celles de son répertoire se vit comme un chemin de lumière et de croix. Et la réputation de chanteuse rive gauche de ses débuts ne lui a jamais suffi. En 67, tournant de sa carrière, osons dire de sa vocation, elle s’ouvre enfin : « À Bobino, tout à coup, j’ai eu un public, un public populaire, c’est très important, et la jeunesse, ce qui est essentiel. J’ai  été étiquetée pendant des années comme une intellectuelle, ce qui est extrêmement grave parce que je suis une primaire ».

            La relation entre Barbara et son public est amoureusement réciproque. Elle en parle comme d’une étreinte violente sous le signe d’Éros : « Les gens qui ne veulent, qui ne veulent pas vous aimer, qu’il faut aller chercher dans leur cœur, autour desquels on s’enroule, c’est fantastique (…) Il y a deux moments comme ça où on est totalement… C’est une scène et avec un homme amoureux, je veux dire dans un lit. Ce sont deux moments pareils ». Sur la scène Barbara peut glisser de l’amour fugace pour un corps d’homme à ce qui va se passer de plus en plus entre elle et un public de plus en plus grand : « Je ne sais pas bien l’amour. Je sais seulement la passion ? Brûler. Il faut se brûler (…) Je crois qu’il faut se brûler, qu’il faut vivre jusqu’à la déchirure, passionnément (…) Je n’ai pas de passé, je n’ai pas d’avenir, j’ai l’instant présent ». Pas de fonctionnariat de la scène. Une vocation chaque fois nouvelle. S’en aller pour revenir ardemment au rendez-vous.  Aucune musique ne lui fait peur pour entretenir la transe. Les orchestrations rock de L’aigle noir ou de François Wertheim pour l’album La Louve ne sont pas pour lui faire peur, à condition de ne jamais tomber dans la servitude du tube qu’on attend sans vraie surprise.

            Et cet amour-passion, Barbara va le vivre jusqu’à la mort. Très tôt, dans sa carrière, comme Piaf et ses piqûres de morphine contre l’angoisse, il lui faut recourir à des piqûres de cortisone pour lutter contre la dysphonie. Très tôt, il faut pactiser avec les insomnies à coups de pilules et sourire de la différence entre une tentative de suicide et un véritable suicide. « La renifleuse des amours » est priée de repasser et le fil du micro la rattache toujours au monde.  François Reichenbach enregistre un spectacle et n’hésite pas à écrire : « Barbara, c’est toute la beauté et l’angoisse de notre époque, la définition même du stress ». Sa voix devient rauque et elle fait avec. Ce rauque devient de plus en plus fascinant d’album en album comme la voix de Marianne Faithful. Les rationalistes en sont éblouis, comme Michel Cressole en 1981 : « C’est la méthode du mal par le mal, une recette naturelle d’antipsychiatrie populaire que les usagers de Barbara se transmettent de génération en génération ». Baptiste Vignol, de page en page, en vient à un vrai lyrisme inspiré : « Enveloppée de châles, lunettes sur le nez, elle hurle son texte, dans une tension paroxystique pour déclarer sa flamme au public ». Barbara fait don au public de tout ce que la vie lui a appris : « Ce qu’ils ne savent pas, c’est que c’est moi qui suis spectatrice de ce public à mille bras, avec un cœur géant (…) Si je n’avais pas connu la tranche de jambon pout tout déjeuner, je ne pourrais pas entre en scène ». Gérard Daguerre, son pianiste, lors des dernières soirées du Châtelet en décembre 93, parle d’elle comme on parlait de Piaf juste avant sa mort : « J’avais le sentiment qu’elle se suicidait tous les soirs ». Dernier album trois ans après et puis, l’année suivante, en novembre qu’elle aimait, s’éteindre dans sa maison de Précy lorsque Il automne tout autour d’elle.

            Merci à ce beau millefeuille, inépuisable de textes et de photos superbes, de nous laisser, quand on le referme,  plus émus à chaque fois que monte

                                Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous

Pierre LACROIX, co-éditeur d’EO

EXPOSITION DEREK JARMAN À LA MANUFACTURE DES ŒILLETS À IVRY/SEINE (94)

Dead Souls Whisper met en regard les films Super 8 de Derek Jarman produits au milieu des années 1970 et sa pratique de la peinture et des assemblages à travers une cinquantaine d’œuvres réalisée depuis le moment où il est diagnostiqué séropositif en 1986 jusqu’à sa mort. Cette période coïncide avec celle où il fait naître son jardin légendaire autour de Prospect Cottage à Dungeness dans le Kent, dont la création a été pour lui une thérapie, une métaphore de sa bataille acharnée pour la vie, un jardin de la nature moderne à même de lutter contre les crises. Son jardin n’est pas un refuge mélancolique mais un lieu de création. Et s’il n’est pas représenté véritablement dans l’exposition, il est néanmoins omniprésent. Derek Jarman faisait partie, aux yeux de la société, d’une minorité homosexuelle. Cette exposition rappelle que si la société avance, c’est bien souvent aux minorités qu’elle le doit. Ce combat existe toujours et nous concerne.

Lorsque Jarman apprend sa séropositivité, il met toute son énergie à faire savoir l’impact du sida sur la communauté homosexuelle et sur sa propre vie à travers le contenu de son œuvre, son esthétique et son absolue nécessité de porter l’autobiographie au rang universel. Il est sur tous les fronts : sexuel, artistique, activiste. Jarman, quasiment aveugle lorsqu’il produit Blue, propose au spectateur, une expérience d’écoute et de retour à soi, basée sur la perception des mots qu’il a écrit dans son journal intime et qu’il fait dire à des voix amies accompagnées d’une bande son composée par le musicien Simon Fisher Turner. Le long métrage Blue (1993) est diffusé dans le Crédakino tout au long de l’exposition.

Cette exposition est accompagnée d’une diffusion des films The Tempest (du 24 au 30 novembre) et Jubilee (du 1er au 7 décembre) au cinéma d’Ivry — Le Luxy et d’une publication en coédition avec la collection Pleased to meet you.

Le film de Jarman Sebastiane a été édité comme supplément au livre de Didier Roth-Bettoni, Sebastiane ou Saint Jarman, cinéaste queer et martyr. L’ouvrage est toujours disponible en librairie et à la librairie du CREDAC.

Événements à venir :

  • Dimanche 28 novembre de 15h à 17h
    Dungeness’ seed bomb
    Workshop avec Benoît Piéron (artiste) ouvert à tous les publics
  • Mercredi 1er décembre et Jeudi 2 décembre
    À l’occasion de la journée mondiale de lutte contre le sida, diffusion du film Blue à la Bourse de Commerce — Pinault Collection

Dimanche 12 décembre à 16h
The Last of England
16h
Visite de l’exposition Derek Jarman – Dead Souls Whisper (1986-1993) en compagnie de Yann Beauvais.
18h
Projection du film The Last of England au cinéma d’Ivry – le Luxy, suivi d’une discussion avec Yann Beauvais
Visite de l’exposition gratuite.



Yves Navarre et « Le petit galopin de nos corps » (1977)

LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS
ou le « Je vous en supplie » d’Yves Navarre à ses lecteurs

À sa parution en 1977, LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS est, tout d’abord, un beau livre à tenir en main et regarder. Un livre dont le dehors est un écho réussi au contenu, prouvant que parfois auteur et éditeur sont bien au diapason. Yves Navarre a si souvent mal vécu ses relations avec les grands éditeurs qu’il perçoit comme des ogres voraces et imprévisibles, qu’il est important de signaler que, pour ce livre refusé par Flammarion et pour lequel Robert Laffont « se prend de conviction », aux dires mêmes de l’auteur, l’osmose est là. La chair apparente du livre en rejoint l’esprit. Corps et âme.

La jaquette enveloppe le livre de la reproduction d’une photographie de l’Américain Thomas Eakins (1844-1916), célèbre par ailleurs pour ses toiles naturistes où de jeunes garçons se baignent dans le décor champêtre d’une Arcadie du Nouveau Monde. Ici, la photo retenue par l’éditeur est celle du saut décomposé d’un homme nu, le saut d’un corps en liberté, commençant sur la quatrième de couverture et s’achevant sur le plat du titre, titre en lettres bleu ciel sur le noir et blanc de la photo. Cette couverture a de l’allant et embrasse le livre dans un infixable mouvement, comme les vies que Navarre souhaite toujours saisir à vif, tendrement, sans jamais les figer. Le roman se situe aussi chronologiquement dans un glissement réel et symbolique du XIXème au XXème siècle et la photographie de Thomas Eakins en est une parfaite correspondance. Il est assez rare que le dehors et le dedans d’un livre se rejoignent aussi bien. L’édition originale du roman d’Yves Navarre faisait entrer son public dans une sensualité en mouvement, déjà dans l’esprit du livre, selon la formule de l’auteur lui-même dans son roman : « … tout passe par le corps, pages de l’esprit » ( p.152. Les références au texte du roman renvoient à la seule édition disponible aujourd’hui, H&O, 2005 ). LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS fut un des titres de Navarre les plus aimés du public, comme l’attestent sa réédition en livre de poche en 1978.

LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS est l’histoire d’un amour entre deux hommes, Joseph et Roland, vécu dans une province imaginaire qui a tout des paysages d’enfance de l’auteur né en 1940 à Condom dans le Gers. Un amour vécu pendant trente-six ans, de 1899 à 1935. Amour qui connaît ses années de soleil et ses années sombres. À un moment, les deux hommes décident qu’il leur faut prendre femme et le font, l’un doucement, l’autre désespérément. Amour fou et tabou à la fois, mais décrit comme bien réel, inséré dans une réalité minutieusement reconstituée, jusqu’à la mort quasi synchrone des deux hommes, l’un de maladie, l’autre de mort violente voulue, neuf mois après, dans la jungle d’un lieu de drague. Un beau roman d’amour et de mort à la Navarre, amour hardi et menacé de partout. Glaive au dessus des amants dès leur premier voyage en Sicile. Glaive entre eux ensuite, quand un enfant se glisse entre leurs corps comme une bête douce d’abord et que  » le petit galopin de leur corps » se révèle armé d’un couteau. Glaive de la séparation parce que l’un vit mieux son mariage que l’autre, et que, quand meurt Joseph, l’oxygène de l’écriture ne suffit pas à remplacer le poème de la vie pour Roland. Un roman de braises et de cendres, lyrique et farouche, ardent et cruel, chantant et cru.
Jamais, dans ce roman, ne sont écrits ou prononcés les mots « homosexuel », « bisexuel », pas plus que les mots « pédéraste », « inverti », « sodomite » ou la kyrielle des insultes attachées aux mœurs dites homosexuelles. Entrer dans ce roman, comme dans tout grand livre, c’est accepter la révolution copernicienne à laquelle nous invite l’ auteur, revenir, dans le cas de Navarre, à une enfance païenne du monde – les deux hommes sont d’ailleurs nourris de Tite-Live et de Virgile -, une époque où, dans une Gascogne rêvée, n’existerait pas de terme pour désigner cet amour-là. Il convient donc, pour comprendre l’innocence profane, la pureté pourtant très sexuée de Navarre, de faire une mise au point sur ses relations avec le mot « homosexuel », ce mot devenu courant dans les années soixante-dix.

Navarre n’a pas peur de ce mot et, dans un premier temps, il le revendique dans les entretiens écrits ou oraux qui accompagnent la sortie de ses romans, LES LOUKOUMS (Flammarion, 1973) en particulier, son premier vrai succès. Il le revendique encore en acceptant de participer à l’émission de télévision, devenue légendaire, Les dossiers de l’écran. Pour la première fois, une soirée, le 21 janvier 1975, y est consacrée – avec grand succès ! – au thème de l’homosexualité. À une heure de grande écoute, le débat était précédé de la diffusion du film LES AMITIÉS PARTICULIÈRES, de Jean Delannoy. Ainsi, ce soir-là, Navarre déclare : « Puisque nous sommes là, quelques homosexuels, à apporter notre témoignage, je pense pouvoir dire que, en ce qui me concerne, je ne suis pas né homosexuel. Je le suis devenu très vite et quand je dis très vite, je parle de l’âge de deux ans, trois ans, quatre ans… » . Cette phrase, préparée pour l’émission, il la recopiera soigneusement six ans plus tard dans BIOGRAPHIE (Flammarion, 1981). Dans le contexte des années soixante-dix, Yves Navarre est une figure de proue de la militance, pour conquérir une fierté homosexuelle et pour voir l’homosexualité enfin dépénalisée, comme elle le sera après l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981. De fait, Navarre a accompagné ce mouvement et ses contemporains et ses lecteurs l’ont aimé ou haï pour cette aura de militant grave qui nimbait ses trente et quarante ans. Son rôle reste incontestable. Mais ce fut toujours avec sa militance singulière d’écrivain, et donc avec des relations de distance, voire de méfiance, envers » la cause homosexuelle ».
Son écriture, dès la parution de son premier roman, LADY BLACK (Flammarion, 1971), dessine une personnalité ouvertement homosexuelle et originale, une écriture riche de sa touche personnelle, sans modèle déclaré ou reconnaissable. Il rompt avec le bal masqué proustien, les élégants paravents et les personnages de substitution derrière lesquels, pour échapper à la malédiction ancestrale sur Sodome, se cache le narrateur de LA RECHERCHE. Il rompt avec la dualité hédoniste et mystique, la culpabilité mortifiée d’un Gide, d’un Mauriac, d’un Green ou d’un Jouhandeau. Il rompt toute relation de près ou de loin avec une quelconque religion qui mutilerait le corps. Après LADY BLACK où il se peint en diva noire érotomane, il rompt avec le dédoublement féminin cher à un Cocteau ou à un Tennessee Williams. Il rompt avec les frôlements « aristocratiques » et flous d’un Peyrefitte. Il rompt avec le stoïcisme majestueux et virilement olympique d’un Montherlant, tout en conservant son amour de l’antique païen, comme le signe délicatement le « Tibi » par lequel les amants du PETIT GALOPIN closent les lettres qu’ils s’adressent. Il rompt avec la gloire du voyou d’un Genet, sans renoncer pour autant à sa haine des bourgeois ni refuser la part de cruauté inhérente à tout amour. Bref, après s’être vu refuser dix-sept manuscrits, Navarre entre en littérature en héritier de mai 68 et avec une étonnante franchise homosexuelle, mais aussi avec un style immédiatement reconnaissable, sec, saccadé, maigre, cœur qui bat trop vite, tendu, essoufflé, cœur en sang au bout de la plume. Disons qu’ il a avec l’homosexualité une relation ambiguë : bien que militant déclaré de la fierté homosexuelle durant toutes les années soixante-dix, son écriture choisit au départ la fiction et ne saurait se réduire à une étiquette certes pratique, mais froide et scientifique, qui tient plus du scalpel que de l’approche vraiment humaine. Il se vit comme homosexuel mais aussi et surtout comme écrivain, un écrivain dont les désirs sont l’aiguillon de vivre et d’écrire ! Il ressent comme une violence qu’en novembre 1980, au soir de la nouvelle qu’on lui a décerné le prix Goncourt pour LE JARDIN D’ACCLIMATATION (Flammarion, 1980), invité à la télévision, le présentateur du journal de vingt heures, Patrick Poivre d’Arvor, lui dise : « Alors, Yves Navarre, c’est une victoire pour l’homosexualité ?

Le mot « homosexualité », s’il peut épouser sa part réelle d’affirmation revendiquée et de combativité, ne peut pas convenir à sa part de vulnérabilité. Yves Navarre s’avance de plus en plus seul au fil de ses livres, irrécupérable par un quelconque mouvement collectif : dès le début des années soixante-dix, il ne se reconnaît pas dans les homosexuels du F.H.A.R. qui viennent l’intimider dans son appartement et l’accuser de faire de l’argent avec ses premiers succès de librairie. Quelques années après l’accession à la présidence de François Mitterrand, il ne se reconnaît plus dans un parti socialiste pour qui il est surtout un nom célèbre, gage de voix pour un camp politique, plus qu’un homme à vif et un véritable écrivain. Il y a, chez l’auteur du PETIT GALOPIN, un désir de ne jamais être récupéré, une peur d’être dépossédé de soi, « un cœur qui cogne » pour reprendre le titre d’un de ses romans, de moins en moins solidaire, de plus en plus solitaire, tendant aux proches et aux lecteurs un naturel hanté par des pulsions contradictoires, brûlant de vie, en mal d’amour, se conquérant de souffle en souffle, de livre en livre, contre l’obsession de la mort.

Avant d’entrer dans LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS, écoutons-le faire le point et avancer sur la question de l’homosexualité, un an exactement après avoir été couronné du prix Goncourt pour LE JARDIN D’ACCLIMATATION, dans ce qui est le roman de ses romans, BIOGRAPHIE, écrit de mars à septembre 1980, livre de 700 pages, où il entreprend de cerner sa vie, persuadé que le moi est toujours mise en scène, et qu’il faut écrire une autobiographie à la troisième personne pour approcher par fragments le mystère de toute vie, y compris de la sienne :

Le mot « homosexualité » est fait de fil de fer barbelé. Graphiquement, il parque, il campe, il concentre, il acclimate, il menace déjà. Et les homosexuels sont les premiers à s’y prendre. La menace est désirée des deux côtés. (BIOGRAPHIE).

Yves Navarre n’eut de cesse, surtout après son prix Goncourt qui fut donc davantage considéré comme une victoire pour l’homosexualité que comme la consécration d’un style unique, d’arracher ce masque face aux autres et aux lecteurs, de se présenter sous un autre vocable qui s’imposa progressivement dans son écriture et ses interviews : homosensuel. Là encore, Biographie éclaire ce glissement d’un mot à l’autre :

Il ne veut pas de cet autre que lui dont on lui impose l’identité. Il n’est pas « écrivain homosexuel » mais « écrivain et homosexuel ». Il n’écrit pas des romans homosexuels mais des romans de sa sensualité. Jean-Louis lui a dit « tu es allé loin.
Il ne te reste qu’à aller encore plus loin ».
(BIOGRAPHIE).

Le Jean-Louis ici mentionné désigne Jean-Louis Bory (1919-1979), écrivain et critique de cinéma. Autre grand militant de la cause homosexuelle dans les années 70, en particulier avec l’essai MA MOITIE D’ORANGE (Julliard, 1973), il vécut mal, lui aussi, d’être réduit à cette facette de sa personnalité, cachant souvent ses écorchures sous le masque de la truculence et de l’humour. Véritable compagnon de toute pour Navarre, il choisit de mettre fin à ses jours en 1979, comme Navarre le fera en 1994.

LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS est un parfait exemple de cet « encore plus loin » à atteindre pour être totalement soi dans un roman : sous un titre qui chante bien, enfantin et charnel, apparemment léger, candide, presque badin, nous avons là un roman aussi lumineux que violent, une course à l’abîme gagnée au jour le jour par deux hommes qui se désirent et qui s‘aiment envers et contre tout. Bref, il est temps d’y entrer : LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS, c’est Navarre tout entier, pasionario et bourreau de lui-même, au zénith de son incandescence.

Tout pourrait sembler sourire à Yves Navarre au moment où il écrit LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS, du moins pour qui ne jette qu’un regard superficiel sur sa vie d’alors. Il a trente-six ans. Il fait partie du tout-Paris des fêtes et vernissages, d’une gentry artiste qui le grise. Il dégage cette séduction qu’une photo de lui, nu, a révélée dans les pages de l’éphémère magazine L’ AMOUR en 1974 : corps puissant, épaules rondes, muscles doux, cheveux et moustaches drues, regard mélancolique, direct et clair, gland circoncis ou décalotté, muqueuses à la lumière, cœur offert à ne pas briser. Il passe l’été à Joucas, village perché sur les monts du Vaucluse, dans une maison acquise à la fin des années soixante, où il aime fuir Paris. Il a déjà derrière lui six romans et plusieurs pièces des théâtre dont certaines ont déjà été jouées. Il est en voie de quitter le monde de la publicité où il travaille pour bien vivre mais désormais sans conviction. Il peut déjà jongler avec les éditeurs, Flammarion, Grasset, Robert Laffont bientôt… Il a entrepris, pour son nouveau roman, de visiter son arbre généalogique, à la fois pour y trouver un écho à lui-même, l’explication peut-être d’un secret de famille, et qui sait ? de la violence irrationnelle que son père éprouve à l’égard de ceux qui « existent bougrement », pour reprendre une malicieuse expression de Jean-Louis Bory. Un roman né d’une émotion, où biographie et fiction s’interpénètreront comme toujours chez Navarre, une autre façon de «sortir de la gueule du loup par la gorge du loup », comme il l’écrit au début et à propos de BIOGRAPHIE. Il n’a jamais trouvé sa place dans « le jardin d’acclimatation » de sa famille où le masculin, le père et les deux frères aînés, ont écrasé le féminin, qu’il s’agisse de la mère, trop fragile et soumise malgré elle à la loi des mâles, ou d’Yves qui a dû se construire en enfouissant la part de féminité qui le faisait surnommer Yvette à l’école, une Yvette moquée et brimée sans pouvoir se confier à quiconque, même à la mère, et en recourant très tôt à l’oxygène de l’écriture. Quelle aubaine de pouvoir réinventer sa famille à partir d’une photo et d’un étrange silence ! Écoutons-le parler de cette belle entreprise dans BIOGRAPHIE :

Instinctivement, Yves choisit de se réfugier dans son arbre généalogique. Saint-Pardom pourrait être Condom. Joseph et Roland, son grand-père et le beau-frère de son grand-père. Les sœurs Bérard seraient les sœurs Dumas. Bonne-Maman, Jeanne dans la réalité, se serait appelée Sabine. Yves ne change pas le prénom de Clothilde. Texte de supposition, car Yves, somme toute de l’album de famille, ne sait rien d’autre de son grand-père qu’une photo envoyée par Margot peu après l’émission des Dossiers de l’écran. « Pour l’étrangeté de la ressemblance », avait-elle écrit. Même port de moustache, mêmes yeux, même regard.

Et pourtant, malgré ce dehors entreprenant, Yves Navarre va mal, très mal, cet été 1976. Comme il le dit souvent de lui, il est « bronzé du dehors mais pas du dedans » (BIOGRAPHIE). Pour résumer la dépression chronique dans laquelle il se débat depuis des années, dépression qui n’a jamais éteint chez Navarre l’énergie affective et intellectuelle, on peut citer une de ses phrases récurrentes, qui le résume et que l’on retrouve naturellement dans BIOGRAPHIE : « Mon désir de me suicider n’a d’égal que mon instinct de conservation ». On retrouve, sous la plume des personnages du PETIT GALOPIN, cet existentialisme de souffle en souffle, cette conquête de la vie à chaque instant, ce vaillant corps à corps d’ « un condamné à vivre », comme il se qualifiera dans les dernières années de sa vie.

« Le plus beau des suicides est que je vive encore, écrit Roland à Joseph (p. 157).
Et ce qui suit n’est recevable que par l’être vivant vraiment : il n’y a d’accomplissement que dans l’inachèvement. Ainsi la mort, à chaque pas, chaque instant, devient vie. Nous nous sommes inachevés, Joseph, jusqu’à l’ambiguïté. » (p. 171).

Navarre, en 1976, est désormais atteint de vertiges qui peuvent s’accompagner de pertes de connaissance. Lui qui, selon la touchante formule de Serge Hefez, dans sa préface à l’édition de poche H&O, « avait surtout mal à sa mère »(IBID., p. 12) , voit Adrienne s’éloigner du monde et sombrer de plus en plus dans une lent effacement de la conscience. Son père lui-même, René, sentant la vieillesse et la solitude venir, recherche la voix de son fils au téléphone, un fils à jamais incapable de renouer une affection tranchée mais se sentant coupable en même temps de cet éloignement sans retour. Une rupture très douloureuse, l’hiver précédent, avec un garçon qui « s’est mis en communauté avec deux garçons et une fille » (BIOGRAPHIE), lui « a ravi la pesanteur », accentuant, dans le sommeil en particulier, des cauchemars vertigineux de quête irrémédiablement vaine d’un ciel d’enfance. Restent les amis, rares et sûrs, dont une voisine de Joucas, Saubade, qui a l’âge d’Adrienne et se meurt d’un cancer. Il faut lire le chapitre de Biographie intitulé « La peur des étoiles » pour mesurer la torture mentale dans laquelle Navarre se débat au moment de l’écriture du PETIT GALOPIN DE NOS CORPS.

Et pourtant il écrit ! Un roman où sa dualité d’idéal et de spleen se lit de la première à la dernière page. Un cahier qu’un homme, Roland Raillac, commence à la mort de son ami de corps et d’âme, Joseph Terrefort, le 12 mai 1935. À la main, à la plume, sensuellement, amoureusement, il recopie tout. Il tente de fixer les trente-six années d’amour qui les ont liés depuis le 20 juin 1899. Le cahier entrecroise constamment passé, présent, journal de solitude après la mort de Joseph et lettres que se sont échangées les deux hommes, pour garder la trace des illuminations et des désastres partagés, de ce qui fut paradis approché et enfer aussi. Se mêlent au cahier trois lettres de Martial, le fils d’un métayer de Joseph Terrefort, que les deux hommes appellent « le petit galopin de nos corps », et, à la fin du roman, une lettre de Sabine, femme de Roland, à sa sœur Clothilde, femme de Joseph, pour mettre le point final à ce cahier tour à tour chuchoté dans l’ombre et revendiqué comme message pour les temps futurs. LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS embrasse en 250 pages une vie vouée à l’essentiel. Dans cet entrecroisement  de dates et de sources, se dessine peu à peu un amour singulier et formidable, au sens latin d’absolu redoutable, dans un entrelacs de notes et de lettres comme de branches : le cahier devient labyrinthe où le poème imparfait des mots reflètera peut-être le poème beaucoup plus beau mais toujours inachevé du corps, oiseau insaisissable.

L’âme est ainsi faite que rien ne peut la limiter (…) Elle est cet éclaireur du corps et ne peut s’exprimer que par le corps. Son allance ? Inventerons-nous des mots ? Il le faut. (p. 25)

On sent les deux protagonistes du roman hantés par les mêmes obsessions que Navarre : il faut avant tout vivre la poésie de l’amour et du corps, plus grande que la poésie du verbe. S’il faut écrire, c’est pour tenter de fixer ce poème de l’amour, même si écrire est souvent lié à la douleur de ne pas, de ne plus vivre, même si écrire est le succédané d’une perfection que seule la vie pourrait atteindre mais qu’elle ne peut que fugitivement atteindre. Navarre, comme Roland et Joseph, écrit pour fixer du bonheur et limiter le malheur quand il s’installe, le partager avec des inconnus qui recueilleront la leçon d’amour et de vie entre les mots.

Le partage se fait avant tout sur le corps vaste du monde (…) La poésie est autour, entre, sous, dedans, elle est partout, sauf dans les mots, ces tombeaux (…) Nos plus beaux poèmes furent ceux de nos gestes et de nos regards. Car poésie était là, entre nous et en nous, pour nous pousser l’un vers l’autre (…) et nous déchirerons ces petites choses écrites, inscrites, fixées pour retrouver, à nous étreindre, la somme des mots et des signes que nous n’avons pas su coucher sur le papier. (p.43 sqq.)

Là est le militantisme désespéré, prométhéen, d’Yves  Navarre : cueillez la vie avant de vous réfugier dans les mots ! L’homme de mots, l’écrivain, chez lui, se nourrit de toute la tristesse d’un amour rêvé ou perdu. Il ne pouvait en ce sens que rejoindre les combats de la fin des années soixante et d’après, pour que les couples différents trouvent leur place dans la Cité, pour que vivent fièrement au grand jour ceux qui aiment autrement que la plupart des autres.

Ah, fâchez-vous, chagrins, notre œuvre échappe à vos castes ! Vous parlez de politique , mais de quelle politique parlez-vous pour tout rogner, ronger de notre monde en ce siècle ? Le seul acte politique est acte de couple quand il organise la vie. Oui, la peau de Joseph était politique tant son contact variait, se modifiait et me modifiait. Nous nous en sommes fait des places dans notre Cité, quelle organisation ! Deux êtres s’unissent comme la nature s’unit aux saisons ! p. 48).

Et quel bel amour fou entre deux hommes chante LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS, depuis la décision de se vivre pour Joseph, à vingt-deux ans, le jour de la mort de sa mère, une fille-mère comme on disait, jusqu’à la toilette funèbre de ce même Joseph par Roland ! Deux hommes unis par le rejet de leur famille respective par l’opinion publique, puisque le père de Roland, habitant la propriété de Copeyne, près de la même ville de Saint-Pardom que la mère de Joseph, a sonné le glas le jour du coup d’état de Napoléon le Petit, le 2 décembre 1851, ce qui lui valut des années de bagne à Cayenne. S’opère rapidement une sorte de symbiose ardente entre les deux hommes, un « parce que c’était lui, parce que c’était moi » à la Yves Navarre. Roland n’a que six mois, « deux saisons » (p. 12), de plus que Joseph, l’un fils de l’hiver et l’autre de l’été. Ils se sont étreints en rêves depuis qu’ils se sont connus dans le même Collège, à l’âge de six ans. Le latin est leur langue secrète, celle des bergers de Virgile pour qui « Trahit quemque sua voluptas », À chacun son plaisir ! Tous deux porteront moustache. Roland vient de réussir son examen de Sciences-politiques et veut retrouver sa province natale comme Joseph y vit, enraciné depuis toujours : « Toi en rupture de Paris, moi en rupture de soutane » (p. 28) , car la mort de la mère a libéré Joseph, éduqué chez les Bons Pères, de tous les interdits.

Je laisserai le Père Supérieur à son Collège de biscuits secs et de cancrelats . (p. 25)
Je suis désormais mon Père Supérieur. (p. 28).

Deux hommes libres, qui ont la chance d’être nantis, propriétaires terriens tous les deux, mais sans jamais se sentir possesseurs de quiconque ou de quoi que ce soit, toujours en mouvement de vie et d’amour, se vivant toujours au participe présent, comme ce mode fourmille dans le roman. Ne vivant au fond, et malgré le mariage qu’ils s’imposeront – nous verrons pourquoi – qu’un seul amour, en un seul lieu.

Un seul amour, c’est tout. Je meurs où je m’attache. Je vis où je m’attache. C’est la même chose. Un dire sur un mouchoir brodé. Nous sommes un lierre tenace. (p. 209)

Fou, sauvage, violent, l’amour qui unit Joseph et Roland. Une violence miroir de la fougue des amants qui font claquer leurs corps à rebours de la morale ambiante. La violence d’un amour souvent assimilée à la pulsion animale réprimée par une société du clan bannissant le désir hors-norme. Les animaux font partie intégrante de la vie de Joseph et Roland : un âne assassiné par un amoureux éconduit et ivre, lors d’une étrange nuit de noces où les amants du Galopin se laissent entraîner à partager une baignade et une fin de beuverie sensuelle et terrible avec les garçons du village ; un chat au nom de berger virgilien, Tityre, personnage majeur dans le roman, adopté par les amants quand l’enfant Martial le leur apporte dans un panier, ce Martial qu’on découvre au cœur du titre du roman et sur lequel nous reviendrons ; un crapaud qui pleure dans la cave de Roland à Copeyne, que Sabine, sa femme, veut tuer, et qui  crachera sur Roland avant qu’il ne l’écrase dans un geste aussi atroce que celui qu’il a dû déjà accomplir pour achever Tityre, cloué par le couteau de Martial sur la table de cuisine de Saint-Pardom. On le voit, LE PETIT GALOPIN n’est surtout pas un roman délicieusement rustique. Le désir, dans son animale et innocente primitivité, y est toujours menacé par la violence présente au dehors et au dedans des personnages.

Autre hantise contre laquelle doivent lutter Roland et Joseph : le machisme triomphant. Un chapitre entier du GALOPIN est consacré à décrire une situation où le sang pourrait jaillir à tout instant : le paiement, par le métayer de Joseph, de trente Espagnols venus, sous la conduite de leur « Col », leur chef de groupe, vendanger les vignes de Gascogne. La distribution des sous se fait près d’un long poignard d’argent planté par le « Col » sous la table de distribution. Joseph en tire une rude leçon, son « homo homini lupus », son obsession de « l’homme loup pour l’homme ».

Le sentiment de cette scène, à tenter de le restituer, est bien celui d’un drame, d’un jeu de machos, pour se prouver, prouver à qui, quelle virilité ? (…) Oui, nous sommes tous des estrangers, prêts à nous poignarder. (p. 85 & p. 88)

Mais cette violence sourde ou déclarée, au lieu de rendre craintifs les amants du GALOPIN, leur fouette le sang, donne à leur étreinte une dimension de défi et de pugilat tendre. De vitale, sanguine et viscérale connivence aussi. Joseph et Roland se font l’amour sauvagement, comme des dragueurs furtifs de la nuit, mais en pleine lumière ou dans leur lit, à toujours écouter l’autre, sans jamais oublier l’autre, sans jamais se lasser de l’autre. Ils s’aiment en totale osmose, sexe, esprit et cœur au diapason.

Et nous n’en finirons jamais d’être ce que nous sommes. (p. 23)
Il est dur. Il est de roc… Roland est une bête, animal fou qui a grandi comme moi (…) Tu as des mains légères, longues et massives (…) qui vous protègeraient comme un oiseau tombé (..) des mains lourdes qui se font un creux dans mon ventre quand elles se posent… (p. 53)
Tu es un être éternellement embusqué. Bête peureuse qui se cache derrière moi, pour mieux bondir sans doute. (p. 58)
Quelque chose me dit que Joseph Terrefort porte en lui une douleur dont il ne veut pas se plaindre, un mal qu’il veut taire, une chose tapie qui ne se nourrirait que d’asphyxie et que, pour lutter contre elle, il s’impose une respiration profonde, purifiée, extraordinairement mesurée. (p. 64)
Et quand je fais l’inventaire de son corps, quand je niche ma tête contre sa nuque, quand je me love sur son ventre, quand je serre ses pieds contre mes lèvres, je me sens brusquement à bout de souffle, le cœur battant, presque haletant. Comme si on me retirait mon oxygène. (p. 67)
Rien de plus novateur qu’un corps, confronté à un autre corps, quand la complicité du désir mène ce qui est combat. Nous n’apprendrons jamais assez à nous départir des tabous et des normalités. Le couple, quand il est, tournoie vite et son langage ne répond plus à aucun critère. (p. 93)
nous avons existé au risque de nous faire injurier, accuser de toutes sortes de lyrismes, quand notre vrai sujet est corps à corps. (p. 95)
Troublante présence de cette bête au creux de moi-même, comme une naissance. (p. 96)
Notre amour, Joseph, a ceci d’unique que nous l’avons vécu sans jamais rien rêver de mieux. (p. 120)
Là, je me perds et j’embrasse. Curieuse bouche. Je suis mon propre voyeur, et puis aussi le tien. Toute une bande de violeurs qui harcèlent la porte de ton corps. Tu te cambres un peu, tu t’écartes et là, au plus près, comme à bout de souffle, je sens grandir en moi comme un désir de mordre, ou bien de crever. Je me relève, je cherche l’axe de ton corps et, position dominante, je plonge et glisse en toi. Tout alors nous couvre et nous cache. La nuit molletonne, je me durcis. Tu te cramponnes aux draps. Je te mordille la nuque. Je me perds dans tes cheveux. Je retrouve l’odeur d’un vent du jour, d’un soleil de fin d’après-midi, un brin de paille ou un pétale séché. De nouveau, tu jaillis ton entier de moi alors que j’entre en toi Et si je te ceins de mes mains, c’est pour saisir ton sexe comme je saisirais le mien. Tu es mon double. Par vagues successives, je m’insère, et quand tu jouis, je jouis. C’est la même jouissance. (pp. 152-153)
Roland ! Tu as le corps des jours et des saisons ! Je gravite autour de toi. Tu me lâches dans l’espace pour mieux me rattraper. Surtout, ne m’abandonne pas, un jour. Je n’en finirai pas de tomber. (…) Et un jour quelque chose craquera en toi, ou en moi. Mais pour l’instant, suite d’instants, que la chute est ascendante ! (p. 154)

On remarque que cette symbiose âpre est l’envers des terreurs qui donnent le tournis de la chute à Yves Navarre, en cet été 1976 où il écrit LE GALOPIN. Tout se passe comme si, dans l’effervescence de la conscience et de l’écriture navariennes,  se produisait une pause, mot que l’auteur lui-même emploie dans BIOGRAPHIE.  Il lui faut retrouver l’apesanteur qu’il venait de partager dans les bras de Rupture n° 2. Navarre, pour évoquer la genèse du roman, l’écrit noir sur blanc, dans sa biographie-roman :

Il prête à son grand-père un amour durable qu’il a eu le doute d’entrevoir avec Rupture n° 2 pendant les quelques mois d’hiver. Dans le texte, Yves chante. Il a besoin de chanter au plus chantant. Et ce roman coule de source, sous ses doigts. Il redessine l’arbre selon lui. Il veut savoir d’où vient la ressemblance. Il veut aussi, par ces pages, parler à Rupture n°2. Et que ça continue, alors qu’apparemment tout est fini.

Il le confirme, dans BIOGRAPHIE encore, en un poignant « regarde-moi » qu’il adresse à Rupture n° 2, le garçon qu’il voudrait encore, quatre ans après, convaincre de revenir et qui semble avoir inspiré à Yves Navarre les pages en lévitation du PETIT GALOPIN, un vrai bel unique vertige d’amour :

pourquoi m’as-tu quitté pour un mirage ? Pourquoi t’ai-je quitté pour une jalousie ? Ce qui se partage à deux ne se partage pas en trois ou dix, ou cent. (…) Je t’avais offert un pull neuf, blanc. Tu étais beau, torse nu, dedans. À deux, on peut regarder les étoiles. Les fils, alors, se tendent. Tout tient en place dans l’espace. L’amour saltimbanque, tu connais ? 

À cette lévitation des corps accordés dans un étrange partage de violence et de connivence existentielle, s’ajoute, dans LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS, un autre délice de l’amour d’un vrai couple selon Navarre. Nous pourrions l’appeler l’extase du fœtus adulte, car elle est liée à la plongée onirique dans la caverne de protection de l’autre, retour au paradis intra-utérin et plongée qui se fait dans et par toutes les humeurs suaves épanchées des corps se faisant l’amour : salive, sueur, larmes, sperme, sang… autant de liquides et matières qui scellent sans scléroser :

Tu te mouilles les lèvres chaque fois que tu vas parler (…) Un mot, et tu as l’eau à la bouche. Et tu me mets l’eau à la bouche. (pp. 54-55)

Ton nombril ? Il est étrangement profond. Comme si ta mère, elle aussi, avait voulu te retenir. Comme si elle avait tout fait pour qu’on te voie le plus tard possible. (p. 53)

« Tu pleures, maintenant ? Je me suis jeté contre toi et nous nous sommes étreints, comme cassés, l’un à l’autre. Tu as dit à voix plus basse en souriant « Ça ne te ressemble pas » pour ajouter ensuite « Ça nous ressemble trop ». (p. 76)

Et si sortant de toi, il y a sur ma verge des taches de fange, ce n’est plus un dégoût qui me hante, brusquement. Cette traînée de toi, je l’accepte. Le repas de nos corps, aussi, est là. Je m’essuie comme d’autres, en dîner du grand monde, s’essuient les lèvres. C’est le même geste. La même tache. Des mêmes bouches.
(p. 155)

Mon ventre contre le sien, mes cuisses plaquent ses cuisses, nos pieds se crochètent, nos sexes croisent le fer, s’incrustent dans nos ventres, les bras tendus sur ses poignets, mon buste relevé, et lui roulant sa tête de droite, de gauche en souriant, je lui crache en plein visage, crachat mêlé à la pluie. (…) Il se redresse un peu et à son tour me crache en plein visage (…) un orage et deux ténébreux qui se crachent dessus (…) Toute jouissance est crachat ! L’idée même de saleté est artifice, entrave à l’étreinte quand elle se veut assumée (…) cette terre qui a soif et qui boit ce qu’elle reçoit sans se demander si c’est bien ou mal, bon ou mauvais, si ça se fait ou ne se fait pas (…) le crachat fut notre manière de tonnerre et d’orage, de menace. Un baiser.  (p. 93 sqq.)..

Pour atteindre cette tiédeur amniotique, les corps, dans LE PETIT GALOPIN, s’enlacent l’un à l’autre, on l’a vu, mais s’enlacent aussi à la nature et aux saisons, peau de deux hommes contre la peau de la terre, du vent, de l’eau et du feu. Le parisien Navarre fuit Paris que son personnage Joseph qualifie de « pute » et de « Paris-la-dominante » (p. 24 & p.28) au début du roman. Roland ne retrouvera Paris que pour y mourir de mort violente. Dans LE GALOPIN, pour retrouver le temps et le paradis perdus, Navarre plonge dans ses paysages de province, Gascogne natale et Provence de Joucas confondues. Ses amants font l’amour avec le paysage et les saisons, comme Lady Chaterley et son homme des bois dans les trois romans que leur a consacrés D. H. Lawrence, auxquels on ne peut pas ne pas penser en lisant certaines phrases du PETIT GALOPIN :

Le soleil se met à percer (…) Un arc-en-ciel se forme (…) Roland pivote sur lui-même, s’allonge, nichant sa tête au creux de mon ventre et de mes cuisses (…) Curieuse impression que celle de la pluie qui sèche à fleur de peau, astringente, presque acide, comme si elle laissait des plaques, une marque. (p. 96)

Nous nous habillons en vitesse. Roland a essuyé mon ventre avec le pan de sa chemise en me traitant de petit cochon. Il parle. Il se vante. « Moi, j’ai joui, après toi, c’est parti avec le vent, les bras en croix, je te tournais le dos. Pas besoin de me toucher. Les nuages me léchaient. (p. 97)

L’eau a un goût âcre, comme une salive. Et nous rions d’être encore des enfants (…) nous nous réjouissons d’avoir ouvert une grande porte imaginaire, d’avoir marché, puis nagé dans l’eau de nos bouches.
Jamais poème ne sera assez vrai pour dire cet accord, l’odeur de la pluie, le déchirement des éclairs, les roulements du tonnerre et les montagnes sombres des nuages, comme si tout au ciel avait voulu nous ensevelir pour nous garder, dans la position de notre étreinte.
(p. 98).

L’amour des corps atteint là le spasme de l’éternité. Le poème, chez Navarre, ou plutôt le poème en prose qu’est LE PETIT GALOPIN, n’est qu’un faible reflet de l’intensité mystique d’une belle rencontre corps à cœur.

Mais, s’il connaît des « illuminations » comme celles que nous venons d’évoquer, cet amour, chez Navarre comme chez Rimbaud, connaît aussi ses « saisons en enfer » qu’il faut ici écrire au pluriel car, à trois reprises, les amants du Galopin sont soumis à la torture. Curieusement, le malheur survient lorsqu’ils sortent de la bulle du couple, qu’ils connaissent les ravissements de la tentation mais aussi les horreurs de la damnation. Et si l’on emploie ici un vocabulaire religieux pour un auteur qui a professé son refus de toute religion révélée, force est de constater que pèse sur LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS un fatum, un destin qui donne au roman des teintes de tragédie autant que d’hymne à l’amour fou. À chaque lecture, à chaque lecteur, le roman prend des couleurs changeantes : sa grandeur, sa beauté tiennent dans cette ambiguïté à jamais insoluble. Comme tant de grands auteurs, Navarre est un paradoxe vivant devenu écrivain, où l’on peut puiser vaillance heureuse autant que désespérance.

Car il n’est pas libre de tout comme le vent de Saint-Pardom, l’amour qui unit pendant trente-six ans Roland Raillac et Joseph Terrefort. Il doit se heurter à l’armure coriace de la coutume des autres. Il doit faire avec les convenances d’un temps victorien qui, pour verser dans un vingtième siècle de la technique, de la vitesse et de la soif décuplée du lucre, n’en reste pas moins soumis à des devoirs de décence. D’autant plus impérieux sont ces devoirs qu’ils rejoignent, chez Roland et Joseph, un lancinant besoin de paternité. Yves Navarre ne se contente surtout pas de peindre, dans son GALOPIN, des anges sauvages. Ces hommes hantés par l’absolu doivent affronter le réel et sont comme hantés également par l’atroce obsession d’une malédiction. Le désir primitif n’est pas qu’innocence et tout amour différent se heurte aux assauts de l’interdit et de la culpabilité.

Tout d’abord, lors de leur premier voyage à Taormina, en Sicile, l’hiver 1901. On est au pays qui a fait rêver, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, August von Platen et où s’est installé Wilhelm von Gloeden pour y vivre et y photographier les jouvenceaux de son Arcadie intime. Roland et Joseph y rencontrent Sandro, jeune pêcheur aussi beau que le Tadzio de Thomas Mann dans LA MORT A VENISE, mais qui n’a pas froid au corps, lui, et ne se contente pas de lointains regards insaisissables. Il va même montrer aux jeunes étrangers le chemin païen du plaisir, en étant leur premier trait d’union.

Sandro retire sandales et chemise. Pieds nus, torse nu, vêtu d’un seul pantalon court (…) il attend, un cube de savon à la main, un gant à l’autre. Cette fois, je renvoie à Joseph : « À prendre ou à prendre. Pas d’alternative ! » (…) Il (Sandro) nous sourit. S’approche du lit, retire son pantalon et s’allonge nu, bien au centre, la tête entre les deux oreillers, les mains derrière la nuque « Siamo amici, vero ? » (…) Et sur les lèvres de Sandro, j’ai trouvé l’empreinte des lèvres de joseph. Ce fut notre premier baiser. (p. 33 sqq.).

Bref est le plaisir, durable l’initiation, comme si tout arcane devait se payer d’un choc «tragique ». L’adjectif apparaît sous la plume de Roland. La description du malheur est d’autant plus forte qu’elle résonne durant tout le cahier. Une brusque bourrasque renverse la barque de Sandro, durant le séjour à Taormina, et il meurt, pris sous la coque. La mort de Joseph, trente-quatre ans plus tard, renverra Roland à cette douleur indépassable et c’est ainsi que vient à lui le fantôme de Joseph, comme celui de Patrocle à Achille :

au milieu de la nuit tu te lèves et, debout, sur le lit, tu te mets à frapper le mur de tes poings en appelant Sandro. Oui, Joseph, la terre entière a basculé autour de notre tête et nous retient prisonniers, toi, moi, et lui, encore et toujours. Et tu cognes le mur, et je te ceins de mes bras. Tu vois, tu vis encore ! Tu vis ! Je le dirai, tu m’entends ? Je l’écrirai. (p. 42)

Très tôt, dans LE PETIT GALOPIN, on entre en tragédie, comme chez tous les tragiques où l’on sait que l’on est convié au cérémonial d’une mise à mort. Sandro ouvre la marche de la cérémonie funèbre. Mais il a laissé sa leçon d’amour et le roman devient un étrange labyrinthe où du bonheur reste possible sous l’œil atroce du destin. On est toujours au cœur de la vie et de l’œuvre d’Yves Navarre : des fragment de paradis dans un terrible glacis.

Même cérémonial avec celui qui, dès son apparition, au cimetière, le jour des obsèques de Joseph, est appelé en même temps Martial et « le petit galopin de nos corps » (p. 77) . Il est le fils du métayer de Joseph, Robert, et sa présence aux obsèques renvoie Roland au même sentiment tragique que Sandro. Martial n’est pas mort mais il fut pour les amants de Saint-Pardom le bel ange au couteau, le bel ange du plaisir, de la paternité initiatrice et de la mort. Il leur est apparu tout nu, dans la cour de la métairie, le jour du paiement des vendangeurs espagnols. Il devait avoir, d’après Joseph, cinq ans. La suite du roman prouvera qu’il en avait huit. Un an plus tard, Joseph fait un rêve, le rêve d’un œuf où Roland serait logé, « comme un fœtus vivant encore qui aurait eu (s)es traits d’adulte » (p. 128) . Un œuf immangeable. Pour la première fois, apparaît, sous la plume de Joseph, une expression terrible de culpabilité : « cet œuf est notre mort. L’inutilité de nos jouissances… »(p. 130). Puis Joseph, dans son rêve, se ressaisit et gobe l’œuf avec jouissance. Deux ans après sa première apparition dans la cour de la ferme, Martial vient offrir aux amants un chat qu’ils nomment Tityre et s’introduit progressivement dans leur vie pendant deux années, huit saisons comme on compte à Saint-Pardon. L’enfant se glisse de plus en plus loin et incarne le désir d’un enfant, chez Joseph surtout. Un jour, à neuf ans, il les suit dans leur sieste et ce seront deux années de belle initiation, pour Martial comme pour Roland et Joseph.

Et quand un jour, étourdi par tout cela, Martial me vit jouir, il s’étonna et gravement me caressa le ventre (…) Tout désormais était montré. Autre leçon de vie. (…) Il ne lui restait plus qu’à grandir, grandir encore, et un jour jouir comme nous. (…) Pour nous, les hommes ont inventé le mot scabreux. Un mot qui fait un bruit de pendu, un bruit de squelette, un mot répressif. Un mot pour faire peur. Mais jamais nous n’avons eu peur de Martial. Il n’y eut jamais entre lui et nous d’intentions. Il y eut initiation. Le grand O de sa bouche attendait une réponse. Nous la lui avons donnée. Et notre plaisir ne fut que son désir, petit galopin de nos corps. (pp. 172-173)

Mais, comme avec Sandro, l’extase précède la chute. Le jour où, à plus de onze ans, Martial jouit sous leurs deux corps qui jouent à le plaquer aux draps, il quitte le lit, la maison, plante un couteau dans le ventre du chat Tityre sur le bois de la table, le laisse agoniser, et s’en va. Il laisse Roland et Joseph sous le choc de la même malédiction qu’avec Sandro. La magie est morte. Saigne la plaie incurable de la faute : Roland et Joseph sont chassés d’Arcadie. Comme Rimbaud, ils sont rendus à « la réalité rugueuse à étreindre ». Ils vont prendre femme.

Troisième rencontre, double cette fois, pour le meilleur et pour le pire : les sœurs Bérard, riches filles de commerçants de Saint-Pardom, partis en tous points convenables pour les us et coutumes des années 1900. Dès sa première lettre à Roland, le 20 juin 1899, Joseph savait, à vingt-deux ans, qu’on n’échappe pas impunément à la morale de son temps et se préparait, comme il y préparait Roland, à une double vie. « (…) nous prendrons femme, toi comme moi. (…) Nous leur donnerons tout ce que des femmes sont en droit d’exiger de leurs époux. » (pp. 26-27). On voit là combien Yves Navarre ne cherche pas à embellir ses personnages, pour leur faire servir une cause au-dessus de toute noirceur. Deux hommes s’aimant au début du vingtième siècle ne pouvaient échapper, selon lui, à l’hypocrisie victorienne et, tout en redoutant le machisme, tombaient eux-mêmes dans un inquiétant sexisme. Mais, selon la phrase célèbre d’André Gide dans son JOURNAL, « c’est avec les bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », et Navarre sait éviter dans son œuvre tout manichéisme. La vérité de son roman lui importait plus que la pureté d’une cause – on l’a déjà vu lors de l’épisode de Martial – ou la peur des sarcasmes des féministes qu’il tenait par ailleurs en grande estime. LE PETIT GALOPIN DE NOS CORPS est à la fois rêve utopique et miroir d’une réalité historique. Il faut l’écrire : Yves Navarre est aussi un véritable écrivain en ce sens que ne lui fit peur aucun tabou.

Le mariage de Joseph avec Clothilde et de Roland avec Sabine échappe d’ailleurs vite à la caricature et rejoint une autre œuvre de D. H. Lawrence que le cinéma a rendu célèbre : FEMMES AMOUREUSES devenu LOVE en 1969 devant la caméra inspirée de Ken Russell. Le quatuor de Lawrence ne se marie pas mais les rapports y sont aussi nuancés que chez Navarre. On peut lire et voir le dénouement du roman anglais comme plus sombre que celui du GALOPIN, pour ce qui est des liens entre hommes et femmes. Alors que les deux couples aboutissent à la mort ou à un échec de compréhension chez Lawrence, le roman de Navarre nous laisse sur une touche d’affection et de lumière. Certes les deux époux de Navarre ont joué au défi de la nuit de noces réussie et à la gageure d’avoir deux enfants quasi au même moment, et cela sent la nécessité romanesque. Certes le couple que forment Roland et Sabine est le parangon d’une rencontre impossible, entre les rêves douloureux de Roland et l’étroitesse bourgeoise, la lourdeur comptable, la frustration sexuelle de Sabine. Mais le couple de Clothilde et de Joseph révèle une fois de plus que Navarre est subtil : Joseph est celui des deux hommes le plus remué par le désir de paternité, comme l’avait montré le rêve de l’œuf. La douceur épanouie mêlée d’affectueuse distance de Clo, diminutif qui en dit long entre les époux, permet à Joseph de se sentir serein et presque comblé :

Je vais te rejoindre, m’allonger à côté de toi. Il nous reste encore à descendre le plus grand fleuve du monde. Corps parallèles. Notre lit, cette pirogue ! (p. 196)

Mais Roland est loin de cette sérénité. Il ne se contente pas des images de Joseph qui écrit que Clo est « l’onde » et Roland « le vent » . Il ne supporte pas

(…)  l’idée de n’être plus ensemble que côte à côte, à nous inventer de nouvelles étreintes toutes plus intellectuelles les unes que les autres. (…) À trop exister parfois, on se sent insupporté et tout devient insupportable. (p. 216).

Comme avec Sandro et Martial, l’idylle se termine par un cauchemar, en 1913, pour Roland seul cette fois. Il y a un crapaud dans la cave de Copeyne que Sabine veut tuer. Roland, le cœur serré, s’en charge, approche l’animal, reçoit en plein visage la brûlure d’un crachat avant de le tuer, puis la cruauté d’un baiser de rupture de la part de Joseph :

Je m’acharnais car il restait la tête et ces yeux qui me regardaient. (…) Et je suis là, depuis des heures et des heures, à tenir ce stylographe comme on brandit une bûche. (…) À m’étonner que ce petit meurtre soit plus grave que la mort d’un enfant. (…) Nous nous sommes craché au visage. Nous aussi, Joseph. Les yeux grands ouverts. Nous aussi. (…) Tu m’as longuement tenu la nuque. J’ai dû me relever pour me dégager de ton emprise. Et là, face à toi, je ne sais plus qui s’est penché vers l’autre, qui a attiré l’autre, nous nous sommes embrassés, bouche fermée, à nous écraser les lèvres, à sentir le rempart de nos dents. Et nous ne nous sommes même pas pris les mains l’un de l’autre (…) Puis tu as reculé (…) pour me dire vivement : « J’aime Clo, tu sais !… Nous l’aurons, notre fils ! » (pp. 226-227)

Le crachat d’amour est devenu brûlure. Navarre reste presque silencieux sur les vingt-deux ans qu’il leur reste à vivre côte à côte, la Grande Guerre où leur charge de famille leur évite le front, et des années de vie pâle, émaillée de voyages, jusqu’à la lente agonie de Joseph en 1935.

C’est la mort qui ravive l’amour et fait ouvrir le cahier d’une vie. C’est la mort qui fait se retrouver les amants pour la toilette funéraire et leurs dernières caresses d’amour. C’est la mort qui rapproche Roland de Clo, la femme douce : elle le laisse se recueillir à Saint-Pardon pour écrire son cahier, dans la présence encore vibrante de Joseph. Et la mort au travail fait que tout va pudiquement vite : Roland, avant de retrouver Paris, donne Polignac, sa métairie, à celui qui la travaille, Martial.  Belle transmission acceptée avec le sourire : pas de lutte des classes sans solution ici. Le Navarre de gauche peut encore caresser ses idéaux sociaux et politiques.  Né de Raillac et Terrefort, il est finalement  lumineux, le « petit galopin de nos corps », à tous les sens de ce beau titre.  Mais lumière et nuit sans couture apparente, comme toujours chez Navarre. C’est la mort qui fait aller Roland à Vincennes, dans la nuit du premier au deux février 1936, dans un buisson non loin du château, et s’offrir aux crocs d’un loup de la drague pour le coup de grâce.

Et quand le cahier est en lieu sûr, entre les mains de Clothilde comme entre celles de tous les lecteurs sensibles, Navarre peut alors faire effraction après la plume de Roland et écrire à Clo :

«Ne me juge pas. Partage. Je t’embrasse tendrement. Adieu. Roland. »

Un cahier dans un tiroir fermé à clé. L’aventure comme le texte est effraction. Je vous en supplie. (p. 247)

Chamade. Style asthmatique après le style chantant de tant de pages du cahier. Écorchures et fierté. Les yeux dans les yeux des lecteurs comme sur les photos, comme Tityre poignardé, comme le crapaud de Copeyne. Souvenez-vous que Joseph et Roland ont ouvert le grand portail de l’arc-en-ciel.

Je vous en supplie.

Pierre LACROIX, article écrit en 2014 et revu en novembre 2021, après le cinquième Colloque Yves Navarre.

Pierre Attal de l’APL (Association des professeurs de Lettres) a lu « Louis de Bourbon, ou le soleil maudit » de Claude PUZIN

                                   Roman historique. 295 p. , Éditions ErosOnyx, 2019.

            La première de couverture reproduit un tableau : celui du visage d’un joli jeune garçon, revêtu d’une armure sombre ornée de fleurs de lys dorées ; un flot de dentelle blanche et de nœuds de tissu rose recouvrent partiellement sa poitrine.

            Louis de Bourbon ? Soleil maudit ? Est-ce Louis XIV ? Pas du tout. Il s’agit d’un bâtard du Roi Soleil, le quatrième enfant qu’il eut avec Louise de la Vallière ; deux premiers garçons moururent en bas âge, puis naquirent une fille, Mademoiselle de Blois, qui devint princesse de Conti, et enfin Louis, dont Claude Puzin nous conte la vie tragique, mort à 16 ans.

            La mention Roman historique a son importance, nous le verrons. L’auteur, Claude Puzin, ancien normalien, agrégé de Lettres Classiques, se tourne vers l’écriture à sa retraite, mais son travail est interrompu par sa mort prématuré en 2013. Son roman historique révèle un talent incontestable. La construction du récit est habile : elle maintient constamment l’attente du lecteur. Ainsi Puzin imite un montage cinématographique : le flash back. Le premier chapitre (Le deuil d’une mère) est celui qui est censé clore l’ouvrage : Bossuet vient annoncer la mort de notre « héros » à sa mère, Louise de la Vallière, dans le Carmel de la rue d’Enfer, où elle s’est retirée en 1675, quand Louis de Bourbon n’avait que 8 ans. Les derniers mots du chapitre que l’ex-grande Favorite, devenue Louise de la Miséricorde, prononce en quittant Bossuet : « Je dois bien davantage pleurer sa naissance que sa mort », montrent un art certain de la transition et, d’autre part, nous ramènent plusieurs années en arrière, avant Versailles, au moment où le frère du roi épouse Henriette d’Angleterre.

            Pourquoi ne pas le dire, je fus moi-même, en feuilletant le livre et en rencontrant les noms d’Henriette d’Angleterre, de Saint-Aignan, de Guiche, voire de Manicamp, ramené à mon adolescence, quand je lisais avec passion Le Vicomte de Bragelonne qui paraissait en petites brochures régulières. Mais Puzin a pris soin de se distinguer d’Alexandre Dumas, dans sa postface (p. 281 et sv) : il n’a inventé aucun personnage comme Raoul, fils d’Athos, tout son ouvrage est fondé sur des faits réels ; d’ailleurs, il ne m’a pas fallu longtemps pour prendre conscience de ce que l’auteur souligne dans la dernière phrase : « Le Grand Siècle en somme avec son avers et son revers » : nous sommes à mille lieues de simples intrigues amoureuses du roman de Dumas.

            Nous distinguerons deux grandes parties dans ce roman : les six premiers chapitres justifient pleinement l’adjectif historique que l’auteur accole à roman ; les six derniers répondent plus à ce que connote le substantif : même si Puzin se fonde sur ce que rapportent plusieurs chroniques de l’époque, comme L’Histoire amoureuse des Gaules qui valut à Bussy-Rabutin un exil long et déprimant, le récit est beaucoup plus romanesque ; l’auteur y donne libre cours à son imagination.

            La couleur même des deux parties est différente : le lecteur a plus souvent l’occasion de sourire en lisant la première partie ; mais peu à peu le noir s’impose. Si nous négligeons le chapitre d’introduction, ceux qui suivent ne nous éloignent pas trop du Vicomte de Bragelonne : Louis XIV a 23 ans, il est majestueux, élégant ; il éblouit la toute jeune Louise de la Vallière (17 ans), fille d’honneur d’Henriette d’Angleterre (17 ans aussi), qui vient  d’épouser Monsieur. De son côté, le roi est attiré par sa belle-sœur ; l’insignifiante Marie-Thérèse est délaissée et va pleurer auprès de sa belle-mère Anne d’Autriche. Le scandale est proche : il faut trouver un paravent ; le choix se porte sur Louise. Mais ce que n’attendaient ni Louis XIV, ni Henriette, le roi tombe amoureux de celle qui devait simplement détourner les regards de la cour, « la plus douce, la plus modeste, la plus inoffensive, la moins susceptible d’éclipser l’altière Henriette » (p. 35). Bref, il n’a pas de mal à faire céder Louise et, de leurs amours, naissent quatre enfants, dont les deux derniers survivent : Mademoiselle de Blois et Louis de Bourbon.

            Ce dernier est tout de suite légitimé et nommé Comte de Vermandois et, alors qu’il est encore un bébé, Amiral de France ! Mais sa naissance a lieu alors que le roi se détache de la favorite que remplace peu à peu Athénaïs de Montespan. Cette coïncidence explique la faible affection que La Vallière porte à son fils. Pendant un temps, Louis XIV s’affiche aux yeux amusés ou choqués de l’Europe avec trois « reines », la triste Marie-Thérèse, la favorite en titre, Louise, et la « sultane », la Montespan, « sans compter les passades concurrentes ». Avec une sorte de perversité, le roi loge les deux favorites dans des appartements communicants, près de celui d’Henriette, en les forçant à vivre ensemble. Louis, d’abord confié à Madame Colbert avec sa sœur aînée, est présenté à la cour ; son père le prend en affection et l’impose au Grand Dauphin. Mais quand, de guerre lasse, sa mère se réfugie au Carmel, Louis est livré à lui-même. Tout alors se joue en très peu de temps.

            Le chapitre VII ouvre la deuxième partie : elle relate les événements qui précipitent Louis de Bourbon, entre 1675 et 1682, d’abord à sa disgrâce et à son exil à Fontainebleau, puis à sa mort brutale. Cependant, le chapitre VIII (Le père et le fils) nous donne des détails sur la façon de vivre de Louis XIV qui n’ont que peu à voir avec les relations entre le roi et Louis de Bourbon ; ils justifient qu’on le relie à la première partie et méritent qu’on s’y arrête : la cour est désormais à Versailles ; Puzin décrit la cérémonie du lever du roi aussi pittoresque que scabreuse. Devant une foule de courtisans (et parmi eux, Louis de Bourbon), Louis XIV s’installe sur sa chaise percée, ce qui entraîne des exhalaisons qu’on devine ! Puis nous avons des détails sur la journée royale : le petit ou le grand couvert où le roi fait preuve d’une gloutonnerie peu ordinaire, avec trois services d’une dizaine de plats (pour le petit couvert) ou cinq services (pour le grand) ; le roi mange avec les doigts et s’empiffre en particulier d’œufs durs et de petits pois !

            Quittons ces pages amusantes et revenons à la tragédie. Dans cette partie, nous l’avons dit, sans quitter l’histoire (Puzin n’invente aucun fait), l’auteur doit laisser libre cours à son imagination de romancier, en l’absence de tout témoignage direct et précis sur les scènes ; un exemple m’a frappé : à la suite d’une débauche sordide qui débouche sur la mort d’une prostituée (nous en dirons davantage plus loin)[1], le roi fait venir son fils ; l’interrogatoire auquel il le soumet est d’une très grande intensité dramatique, cependant j’ai du mal à me figurer Louis XIV prononçant des mots comme : « Louis, répondez sans détour… Avez-vous été … bougre ou bien bardache[2] ? »

            Ces derniers mots laissent deviner sans peine l’origine de la tragédie : Louis de Bourbon se révèle homosexuel. C’est ce qui entraîne sa perte. Le chapitre VII s’intitule Les chevaliers italiens. L’épithète pourrait surprendre ceux qui ignorent qu’à l’époque le terme d’homosexualité n’existait pas encore[3]. L’homosexualité masculine était appelée le mal italien, voire grec. Le frère du roi, Monsieur, était lui-même notoirement homosexuel. Il était lié au Chevalier de Lorraine qu’on appelait l’Archimignon. Quand ce dernier se convainc, par des rapports d’espions, mais aussi en le provoquant lui-même, que Louis de Bourbon n’a aucune attirance pour les femmes, il ne lui reste plus qu’à initier le tout jeune garçon, qu’il appelle « ce joli petit poulet de grain ».

            Un personnage haut en couleurs que ce Chevalier, descendant des Ducs de Guise. Soyons clairs : ce serait une grande erreur de la part de lecteurs du XXIe siècle de voir en lui un militant avant l’heure de la cause homosexuelle. Pourtant, si l’on en croit Puzin, il avait des aspects très modernes : « Point de Dieu ! Point de péché originel ni de péchés mortels ! » (p. 185). « Jouir ! Il n’est que de jouir ! » (p. 199). Et voilà qu’il organise une véritable secte dans le plus grand secret. Puzin reproduit les neufs articles qui fonde l’Ordre. Il les reprend à Bussy-Rabutin qui les avait cités dans son Histoire amoureuse. Il est inutile de préciser que Louis XIV qui n’a pas oublié les horreurs de la Fronde n’aurait pu tolérer une semblable confrérie qui sent le complot, le désordre, la remise en cause de l’absolutisme royal. D’ailleurs ce n’aurait pas été une crainte infondée.

            Je n’insisterai pas sur le long récit de la cérémonie d’initiation qui a lieu en juin 1682 (chapitre X, 33 pages). Le romancier fait preuve à cette occasion d’une complaisance et d’une crudité dans l’expression et la description qui n’est en rien atténuée. La cérémonie parodie les cérémonies sacrées à grands coups de formules latines ; Satan et tous les Anges rebelles sont invoqués ! Mais les choses tournent vite au tragique : comme certains adeptes de la secte fréquentent aussi les bordels, une nuit, poussant la plaisanterie un peu loin, ils ligotent une prostituée et lui enfoncent « dans la tranchée » une fusée à laquelle ils mettent le feu, faisant exploser le ventre de la malheureuse ! L’événement est rapporté sobrement par Bussy-Rabutin. Les choses se précipitent : mis au courant, Louis XIV fait venir Louis de Bourbon (que le rapport de police mentionne parmi les membres de la secte), l’interroge, le fait fouetter devant Louvois par des valets. Quand l’adolescent livre les noms des principaux sectateurs, que le roi connaissait déjà, son sort est fixé : exilé à Fontainebleau avec son précepteur, il n’a qu’une idée en tête : rentrer en grâce. Il se couvre de gloire dans des combats, mais meurt en quelques jours d’une dysenterie foudroyante en exprimant le seul regret de ne pas mourir au champ d’honneur.

            Ce livre m’a révélé un nombre considérable de choses que j’ignorais totalement. Dans sa correspondance, Madame de Sévigné ne fait qu’évoquer Monsieur de Vermandois à côté de sa sœur. Le prolixe (mais pudique) Saint-Simon fait deux allusions à Louis de Bourbon dans ses très longs Mémoires. C’est bien le sombre revers du grand siècle que nous fait connaître Claude Puzin.

                                                                                                           Pierre Attal


[1] Bussy-Rabutin signale l’événement en peu de mots et, bien sûr, sans nommer Louis de Bourbon.

[2] On appelait bougre l’homosexuel « actif » et bardache le « passif ».

[3] Avec raison, Puzin lui-même ne l’emploie jamais.