QUEER CLUB DES CINQ ?

QUEER CLUB DES CINQ ?

Lundi 3 mars 2014, dans Libération, m’attire un titre : « Faut-il brûler le Club des Cinq ? ». L’article est de Philippe Reigné, signataire de la pétition “ les Études de genre, la Recherche et l’Éducation : la bonne rencontre”, pétition ouverte le 5 février 2014 sur le site Petitionpublique.fr. Il revisite malicieusement la série d’Enid Blyton, publiée Outre-Manche de 1942 à 1963 et traduite en France pour la Bibliothèque Rose chez Hachette, de 1955 à 1967, avec un succès qui ne s’est jamais démenti depuis, comme le montrent couvertures et illustrations qui varient au gré des modes de chaque génération.

L’article me fait l’effet radieux de réminiscences, comme le retour encore vague de la saveur des miettes de madeleine imbibées de thé ou de tilleul tiède et savourées par le narrateur dans À la recherche du temps perdu, au chevet de Tante Léonie, le dimanche matin avant la messe… Je revois le cosy-corner autour du divan rouge où je dormais, meuble de fille qu’on avait bien voulu installer dans ma chambre, tout éclairé de rose et de vert : le vert, c’étaient les Alice de Caroline Quine, cette jeune fille libre comme le vent dans la voiture bleue décapotée qui la menait sur les routes de Californie, Sherlock Holmes blond et téméraire, damant le pion à tous les affreux et tous les méchants, avec la bénédiction de son élégant père veuf, le seul prince charmant d’Alice qui ne vit que pour ses enquêtes…

Et puis, le rose, c’était le Club des Cinq… L’article de Philippe Reigné me donne envie d’exhumer d’une armoire du grenier un titre dont me restent de vagues souvenirs de plaisir solitaire, dans la grange qui sentait bon les vaches et le foin… Mes parents fermiers me laissaient lire tout mon saoul et j’ai gardé ou racheté quelques-uns des titres rangés dans le cosy. Celui-là me rend, cinquante ans après, une bonne bouffée de vacances de Pâques, fouettées de pluie et fleuries de coucous, un souterrain sous la mer entre une falaise et une île hantée par les ruines de vielles tours, un chien aussi futé que les quatre adolescents de la bande, deux filles et deux garçons, des queues blanches de lapins qui détalent à chaque page !

Je relis donc non pas Le Club des Cinq et le trésor de l’île dont parle Philippe Reigné, mais Le Club des Cinq joue et gagne (première parution en français chez Hachette, 1956) Et le plaisir est double.

Celui de retrouver la chamade de l’enquête. Le chien Dagobert s’y conduit en héros pour sauver des mains de sales bandits rapaces, en quête de brevets d’invention, un carnet où se trouve, consignée en dessins et en mots, une découverte essentielle pour le progrès de l’humanité. De jeunes adolescents bravent un revolver dans des souterrains d’effroi, pour sauver leur île, leur père ou oncle – savant inapte à la réalité, impérieux, fou et lumineux à la fois, avec la tête dans les nuages de ses recherches – sans oublier Dagobert, aussi intelligent qu’instinctif, aussi gourmand que tendre. Oui, un des charmes de la série du Club des Cinq, c’est de faire d’un bon bâtard de chien un personnage à part entière dans une intrigue bien menée où l’on est dans un réel qui fait rêver et réfléchir, avec des personnages pas si conformistes psychologiquement que l’étiquette “bibliothèque rose” pourrait le laisser penser.

Car le relire, après l’article de Philippe Reigné, fait descendre dans des strates plus nuancées que celles d’un bon roman palpitant de fin d’enfance. Plaisir sans doute inconscient entre huit et douze ans et qui se libère maintenant, servi d’ailleurs par les premières illustrations de Simone Baudoin – dans l’édition que j’ai sous les yeux – qui se plaît à souligner l’androgynie bouclée de Claude. Oui, on avait remarqué que Claudine / Claude avait tout du garçon manqué, qu’Annie était plus réservée et douce, que François était plus maître de lui que Mick, son frère plus impulsif, mais l’on pouvait penser qu’il ne s’agissait que d’esquisses différentes pour la clarté du récit et la variété de dialogues abondants.
Or, le texte fait effectivement la part belle à la cloison japonaise mobile entre masculin et féminin, pour deux personnages du titre Le Club des Cinq joue et gagne, en pleine confusion revendiquée de genre et d’ailleurs acceptée par les personnages positifs du roman. Il s’agit de Claude, bien sûr, et d’un autre personnage, Martin, qui ne fait pas partie du Club mais se révèle important au fil de l’histoire, entraîné dans la spirale de courage de ses camarades.
Commençons par l’intrépide maîtresse du chien Dag, inséparable de lui, ainsi décrite dès le tout début du roman :

En dépit de ses cheveux bouclés coupés court, Claude n’était pas un garçon mais bien la cousine d’Annie, officiellement appelée « Claudine » et plus connue cependant sous le nom de Claude, par la force des choses, car elle refusait de répondre à quiconque l’appelait autrement.

Le portrait se précise un peu plus loin :

Claude était difficile à vivre. Elle se montait aisément contre son père… à qui elle ressemblait étonnamment tant par ses sautes d’humeur que pour son caractère ombrageux. Si seulement Claude avait eu la douceur et la gentillesse de ses cousins […] François lui administra une claque amicale sur l’épaule. « Bonne vieille Claude ! Non seulement elle a appris à céder mais encore avec le sourire. Quand tu te conduis de cette façon, Claude, tu ressembles tout à fait à un garçon. »

Claude se rengorgea, ravie du compliment de François. Elle n’aurait voulu pour rien au monde être mesquine, rancunière et méchante comme tant de filles de sa connaissance, sans compter qu’elle avait toujours regretté de ne pas être un garçon. Mais Annie ne réagit pas de la même façon.

« Il n’y a pas que les garçons qui savent céder de bonne grâce. Des quantités de filles en font autant. En tout cas, j’ai bien l’impression que c’est ce que je fais, moi, s’écria-t-elle avec indignation. »

Pas simple, chez Enid Blyton, la couture qui sépare fille et garçon ! Claude est la seule des quatre du Club à savoir se rendre sur son île (oui, tous les membres de la famille reconnaissent qu’il s’agit de son domaine) de Kernach en évitant les nombreux écueils qui rendent son approche périlleuse. Rien d’étonnant alors qu’elle ait conquis la complicité de tous les marins et pêcheurs du rivage ! À son cousin Michel, dit Mick, qui la qualifie de « garçon rudement efféminé », elle réplique vertement !

« Claude prit feu aussitôt : « Moi, j’ai l’air d’une fille ? Allons donc, j’ai plus de taches de rousseur que toi, et d’une. Et j’ai une voix plus grave que la tienne. Et de deux.
– Tu es idiote, répliqua Mick d’un ton dégoûté. Comme si seuls les garçons avaient des taches de rousseur ! Toutes les filles en ont aussi. Je suis persuadé que ce Martin savait parfaitement ne pas avoir affaire à un garçon. Il voulait te flatter. Il avait dû entendre parler de ton goût pour jouer à ce que tu n’es pas !»

La psychologie se corse : Mick jalouserait-il l’audace de Claude de « jouer » à ce qu’elle n’est pas ? Et jalouserait-il l’intuition qui a rendu Martin sensible au jeu de Claude et donc désireux de reconnaître le droit de Claude à ce jeu ? Ce Martin subtil est le fils présumé d’un vieil homme aux sourcils broussailleux, venu étrangement s’installer sur la falaise, près de la maison du garde-côte, sans motif apparent… Étrange Martin aussi, solitaire, mélancolique, qui va lentement séduire les Cinq, par sa singularité justement :

« Il passa la main derrière la seconde rangée de livres et extirpa un assez grand carton à dessin qu’il posa sur la table. Il en tira plusieurs feuilles de papier.
« Oh ! c’est merveilleux ! » s’écria Annie. Elle était un peu étonnée, car elle ne se serait pas attendue à ce qu’un garçon dessinât des fleurs, des arbres, des oiseaux et des papillons. Et surtout avec une telle perfection dans le détail et les couleurs.»
[…]
« Votre père estime que vous n’avez pas assez de talent pour que ce soit la peine de continuer à vous perfectionner ? demanda (François).
– Il déteste mes dessins, répondit Martin avec amertume. Je m’étais enfui du collège pour m’inscrire aux Beaux-Arts, mais il m’a rattrapé et m’a interdit de peindre. Il trouve que c’est une occupation trop veule pour un homme. Alors je le fais en cachette.»
Les enfants regardaient Martin avec sympathie. Ne plus avoir sa mère et, de surcroît, avoir un père qui déteste ce qu’on aime le plus paraissait atroce. Rien d’étonnant que Martin eût toujours l’air triste, malheureux et renfermé !

Heureusement, pour Martin, il y a la proximité du garde-côte qui aime fabriquer des maquettes et personnages en miniature, et les lui fait peindre en l’invitant dans sa maison, près du télescope qui ouvre tous les horizons.

La mer, dans ce roman d’Enid Blyton, fait se révéler les personnages les plus secrets : Claude est fière (fier ?) que l’île de Kernach lui ait valu sa réputation de hardi marin et que Dag le chien fasse d’elle une amazone des enquêtes… dont le Club des Cinq ne sort victorieux que grâce au vaillant limier ! Quant à Martin, on apprendra que l’homme qui le tyrannise n’est en fait qu’un tuteur qui veut faire de lui son sbire en art de briganderie. Le père de Claude, deus ex machina, aussi sensible que savant, offrira un bel avenir à Martin :

« Les enfants échafaudèrent des plans d’avenir pour Martin : « Vous habiterez avec le garde-côte. Il vous aime beaucoup…, il ne cessait de répéter que vous n’étiez pas méchant ! Et l’oncle Henri verra s’il peut vous inscrire aux Beaux-Arts. Il dit que vous méritez une récompense pour avoir aidé à sauvegarder sa précieuse invention ! »
Martin débordait de joie. On aurait dit qu’un poids lui avait été enlevé des épaules. « Je n’avais pas pu travailler comme il le fallait jusqu’à présent, mais attendez et vous verrez ! J’arriverai à quelque chose, j’en suis sûr. »

Happy end de roman pour l’enfance, oui, mais pas seulement. Garçon manqué devenu héros et vilain petit canard devenu cygne ! On pense, mutatis mutandis, aux films Tomboy (2011) de Céline Sciamma et Billy Elliot (2000) de Stephen Daldry. Merci à Philippe Reignié de m’avoir fait relire Le Club des Cinq joue et gagne ! Rose, la Bibliothèque Rose ? Pas si rose que ça, comme Les malheurs de Sophie, un de ses fleurons, le montre depuis plus d’un siècle à tant de lecteurs en tout genre. Si l’on rajoute qu’Enid Blyton a mis beaucoup d’elle en Claude et que la Comtesse de Ségur se sentait très proche de son petit démon de Sophie, la lecture mérite et méritera longtemps sa gloire de vice impuni.

Pierre Lacroix, printemps 2014

Brigitte Fontaine, dans son dernier album, « J’ai l’honneur d’être » nous offre une coupe de poison à sa façon.

Brigitte Fontaine, dans son dernier album, « J’ai l’honneur d’être » (septembre 2013) nous offre une chanson pas simple, une belle coupe de poison à sa façon.

LES HOMMES PRÉFÈRENT LES HOMMES

C’EST TANT PIS POUR NOS POMMES

(…)

LES HOMMES PRÉFÈRENT LES HOMMES

C’EST TANT PIS POUR LEURS POMMES

On le sait, elle le chante et le vit depuis toujours :

J’aime les avis

Les moins partagés

J’aime les orties

Les ronces les fées

Brigitte Fontaine n’a jamais fait dans le cucul convivial, dans la bien-pensance. Elle est fille de Lilith et de Maldoror. Elle chante ce qu’elle a dans le sang, et c’est toujours si fort, de musique et de mots, que c’est à méditer. Dans la lignée du livre « La maladie de la mort » de Marguerite Duras et du film « Anatomie de l’enfer » de Catherine Breillat, elle verse, dans son album J’ai l’honneur d’être, aux hommes qui préfèrent les hommes, une étrange gorgée de diamants noirs pilés, une déclaration d’Amazone. Les hommes préfèrent les hommes, c’est une chanson étrange, au vitriol, libre, femme, saignante de phantasmes qui sont une caricature inspirée de la noire galaxie de la baise entre mâles ! Hommage ironique à ces super-mecs, sans une once de féminité, cruels, repus de guerre, de sang et de cul ?

Agacée aussi par la « rhinocérite » à la Ionesco du mariage pour tous, Brigitte ? Peut-être… et c’est son droit, elle qui aime l’émotion à vif de l’homosexualité. On entend beaucoup de non-dit, dans la fureur stylée de cette chanson troublante, comme un grief des femmes aux hommes qui se passeraient désormais d’elles. C’est comme si elle nous disait : « Allez ! les homos, vous rangez pas trop dans votre ghetto ! N’oubliez pas La non demande en mariage de Brassens ! Vous coupez jamais du cœur, des tourments, des déchirures et des sanglots d’Éros ! Elle n’a pas oublié les combats des années 70, Brigitte Fontaine, où les homos scintillaient de leur marge à vif, entre les cuirs et dentelles du film Pink Narcissus de James Bidgood et les récits de chasse amoureuse de Tricks de Renaud Camus… Mais qu’est-ce que vous allez foutre de l’hypocrisie du mariage ? Comme si la chanteuse-Pythonisse craignait, avec son humour toujours, que le mariage pour tous n’accroisse la guerre des sexes, « l’ère du verseau… chez les barbeaux. »

Écoutons surtout ses vers de Pythonisse sibylline :

Les hommes préfèrent les hommes

Ils s’entrebaisent comme

Les bijoux de la reine

Dans le coffret d’ébène

Même chez les truands

On les voit dans le sang

Agitant leur sacrum

En hommage à Sodome

(…)

Éros en a assez

Des vamps et des poupées

Il lui faut un grand nombre

De dards et d’œillets sombres

De muscles et de poils drus

De violence et de cul

Puisqu’ils sont tous pédés

Songeons à nous armer

(…)

Moi, Brigitte, quand il a cette gueule, ton cri du cœur, ton cri de guerre, je me sens homo et pas maso en aimant ta chanson car je sais que ce n’est pas des homos Pierrots que tu parles mais d’un cauchemar de nuit des Longs Couteaux, d’une backroom chez Barbe-Bleue, qui deviendraient poème par tes mots !

Pierre Lacroix, automne 2013

L’Inconnu du Lac, film d’Alain Guiraudie

L’inconnu du Lac. Alain Guiraudie. Juin 2013.
« En termes de sexualité, j’ai toujours tourné autour du pot… Il était peut-être temps, pour moi, d’en venir aux choses sérieuses. » Alain Guiraudie

Présenté au festival de Cannes dans la catégorie Un certain regard, ce film a obtenu le prix de la mise en scène et la Queer Palm. Ce qui suit n’est pas une critique exhaustive, mais quelques réflexions inspirées par le film.

Alain Guiraudie a toujours affirmé son homosexualité et son goût pour les lieux de drague en plein air, au bord des rivières de son Sud-Ouest, ou, comme ici, des lacs méditerranéens. Personne, mieux que lui, ne pourrait réussir un film sur le sujet. Pourtant, si l’homosexualité n’est pas absente de sa filmographie (on pense à Ce vieux rêve qui bouge ou au Roi de l’évasion), elle n’est jamais centrale. Il déclare lui-même : « En terme de sexualité, j’ai toujours tourné autour du pot… Il était peut-être temps, pour moi, d’en venir aux choses sérieuses. » C’est ce qu’il fait dans L’Inconnu du lac.

Dans l’histoire du cinéma, dès qu’un film aborde la question de l’amour entre hommes, la critique en souligne le côté universel et, souvent, la réalité homosexuelle s’en trouve atténuée. Beaucoup de réalisateurs font la même chose et « tournent autour du pot » comme Guiraudie dit l’avoir fait longtemps. Il y a des raisons évidentes à cette indécision : il ne faut pas décourager un très large public, en majorité hétérosexuel, qui risque de se détourner d’un « film de pédé », et un film ne gagne jamais à être classé au rayon gay d’une grande librairie. L’Inconnu du lac a réussi ce tour de force d’être à la fois un film grand public et un film homo, « très rare chef d’œuvre pédé du cinéma français », comme l’a écrit Olivier Séguret dans Libération. Et le fait d’être interdit aux moins de 16 ans ne l’a pas desservi, au contraire : il a donné aux plus jeunes l’envie de le voir, en trichant un peu !

Dans ce film, il n’y a que des hommes (seul un dragueur étourdi, qui n’a pas bien compris où il était, cherche des femmes !) qui sont là pour des rencontres éphémères et baiser selon les codes de la drague homo en plein air. Comme le dit Guiraudie : « Il y a un côté très joueur, très cour de récréation, la fidélité n’est pas de mise : on se la montre, on se la touche, on se la suce… » On ne peut pas dire mieux. Et il y a dans tout cela un côté « démocratique », libre, léger, gratuit. C’est dans cet univers paisible que vont surgir la passion et la mort.

Là où se passe le film, la nudité est de mise. On y est pour le soleil certes, pour un bronzage intégral. Mais aussi pour se montrer, séduire et se laisser séduire. Tous les hommes nus sur la plage de galets n’ont pas la beauté jeune et apollinienne des modèles que l’on trouve dans les magazines dits « spécialisés », mais ils ont émouvants, à commencer peut-être par le seul qui ne soit pas entièrement nu, Henri, qui n’est pas de la première jeunesse et vient au bord de l’eau apaiser ses peines conjugales. Ce regard est une constante chez Guiraudie, regard fraternel et généreux quel que soit l’âge. En outre, la nudité souligne la fragilité. Un homme nu, le sexe sans protection, est à la fois magnifique et menacé. La belle exposition du Musée d’Orsay en 2013, sur le nu masculin, a ouvert la voie à une réflexion esthétique et philosophique, et le film de Guiraudie qui est le seul à filmer frontalement et longuement, des hommes nus (films pornos mis à part), lui-même compris comme figurant, peut alimenter cette réflexion. Des hommes nus qui se draguent et ne pensent qu’à jouir sans contrainte avec des rencontres sans lendemains, des rapports éphémères sans obligation de fidélité : tout est pour le mieux dans cette Arcadie de province et la nature environnante – la végétation, le lac et le vent dans les grands arbres – est caressante et protectrice.

Comment la tragédie va-t-elle s’insinuer dans ce bel équilibre ? Tout se met en place comme au théâtre. On a pu lire que le film était un « huis-clos à ciel ouvert ». À part le ballet des voitures sur le parking, le monde extérieur n’y a aucune place. L’étude du scénario originel nous apprend que Guiraudie a renforcé l’unité de lieu, en supprimant les hétéros curieux venant « se rincer l’œil ». Un sentier traverse le bois et débouche sur la plage et, de l’autre côté, c’est le lac qui est peut-être le personnage central et le premier élément de la tragédie : il y a dans ses eaux un silure monstrueux… c’est là que Michel assassine son amant jaloux devenu encombrant. Cette masse d’eau est angoissante, lieu de passage entre la vie et la mort. Michel, excellent nageur, est le dieu de ce lac, le dieu de la mort, et Franck, le charmant, l’enfantin Franck, tombe amoureux de lui. Petit prince amoureux d’un bel ogre. Du sexe naît la passion. Franck ne veut plus seulement baiser, mais passer une nuit et peut-être sa vie avec Michel qu’il a pourtant vu, dans la pénombre du crépuscule, noyer son amant.

Curieusement, le danger ne fait qu’aiguiser son désir. On voit ici s’opposer deux faces de l’amour : Michel, dragueur cynique, se débarrasse de ses proies après usage, Franck, lui, rêve du grand amour. Un troisième homme, Henri, prend peu à peu conscience de la menace qui pèse sur le libertinage joyeux de l’endroit. Lui ne vient pas là pour draguer, mais pour oublier sa solitude. Il noue avec Franck une amitié partagée qu’il exprime par ces mots : « Quand je te vois arriver, là bas, j’ai le cœur qui se serre… comme quand je suis amoureux… et pourtant, j’ai pas du tout envie de coucher avec toi. » Pas de sexe entre eux, mais la tendresse de l’amitié masculine est ici superbement incarnée. C’est cette amitié qui conduit Henri à se jeter dans la gueule du loup pour protéger Franck.

Quand est repêché le corps de la victime de Michel, se met en place l’enquête policière menée par un inspecteur soupçonneux et… très vêtu. Tout progressivement vire à l’effroi, la lumière peu à peu cède la place à l’obscurité, avant la nuit totale. Le fondu au noir accentue le suspense et plonge le spectateur dans un abîme de perplexité. Henri est égorgé, l’inspecteur, poignardé. L’étau se resserre autour de Franck. L’Arcadie devient alors une descente aux Enfers. Franck est tombé amoureux d’un serial killer. Mais Guiraudie lui-même n’a-t-il pas déclaré, dans un entretien, que la fameuse phrase de Bataille : « L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort » l’avait sans doute travaillé « souterrainement » quand il préparait le tournage de son film ?

Date de sortie : 12 juin 2013
Durée : 1h 37 min
Réalisé par Alain Guiraudie
Avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick d’Assunçao.

Les Éditions Épicentre ont consacré à L’inconnu du lac un coffret comprenant le film, de nombreux bonus dont un entretien d’Alain Guiraudie avec Joao Pedro Rodrigues, et le texte du scénario.

Claire LIPPUS

Le 14 novembre 2013, sort le livre de Didier Roth-Bettoni sur SEBASTIANE de Derek Jarman, avec le DVD du film.

Beau comme le péché.

Quelques légionnaires, au IVe siècle après J.C., en garnison sous le soleil, sur un promontoire perdu juste avant la mer.
Parmi eux, Sebastianus, un soldat chrétien radieux comme un ange méridional, brun aux cheveux courts, qui ne se donne qu’à Dieu, et un tribun militaire païen, d’une blondeur de viking, qui le boit des yeux sans pouvoir y toucher.

La cruauté déchaînée par cette beauté intouchable, la lutte entre le profane et le sacré, l’appel de la chair et l’appel du divin.

Ouverture baroque, dans le palais de Dioclétien à Rome, avec une débauche de palette digne du Ken Russell des Diables ou du Fellini de Satyricon.

Puis départ pour le désert rocailleux au bord des flots, corps qui se dénudent lentement, sensuellement, au fil du film. Moments d’anthologie et de grâce, dedans et dehors : une grotte devenue thermes pour de fins muscles garçonniers qui se lavent, se rasent, s’enduisent et se contemplent ; un ralenti plus brûlant que le soleil méditerranéen sur deux baigneurs de l’éden antique qui se caressent dans des éclaboussures de vagues, en giclées lentes de sperme bleu, sur des corps fugitivement offerts, ouverts, de vrais chromos de porno tendre. Le rêve impossible passe sous les paupières du tribun. Dans la lignée de celui que nous offrait, en 1974, Christopher Larkin dans son film Une chose très naturelle.

Mais nous sommes en d’autres temps. Au bout du désir inassouvi devenu emprise de passion incandescente, vient la male et mâle joie de mettre Sébastien à la torture, la cambrure du supplicié transpercé de flèches aussi parfaitement dessinée que le profil des archers qui le mettent à mort, je te désire, je te tue, j’aurais voulu te traverser tendrement d’amour, je te traverserai cruellement de flèches, sous le soleil !

Un orgasme en coulures de sang, sous le pinceau charnel de Derek Jarman, entre la mer et les os nus des rocs.

Et oser une V.O. à l’antique… comme si l’on y était ! Poème pictural, porté par les bruits et les sons de la nature, sonnailles, cigales, vent… ,porté par la musique sensuelle et funèbre tour à tour de Brian Eno, porté par l’usage inouï de ces dialogues en latin : tout dans Sebastiane accentue l’effet d’un étrange cérémonial, voluptueux et sauvage.

Messe de la chair divine martyrisée.

La Collection Images d’ErosOnyx va s’enrichir en novembre 2013 de l’étude de ce film par Didier Roth-Bettoni, orfèvre en la matière.

Sous un des rabats du livre, comme pour les autres ouvrages de la collection, on trouvera le DVD du film, avec, pour la première fois depuis sa sortie en salle, un sous-titrage français !!!

L’un d’entre nous a particulièrement aimé : L’AMOUR FOU de Françoise Hardy

Normandia Song

Pleure, mon cœur imbécile… C’est une chanson qui pleure, qui prie, qui crie au vent des plages de Normandie, et qui ne regrette pas un de ses pleurs, pas un de ses baisers, pas un de ses cris… une jeune fille, une femme, de soixante-dix comme de quinze ans, de celles et de ceux qui ne savent pas nager dans l’océan où l’on nage ou crève, pas aimer sur les bancs où l’on aime, marche ou crève, qui garde dans sa voix les nuages rouge sang de sa vie d’amour et qui parle à son cœur en exil … C’est la chamade d’un piano dans du brouillard électrique et une ascension de cordes, qui court vers l’eau salée de la grève… C’est la voix de néon mauve de Françoise Hardy, hantée par une mélodie et un poème, aussi poignants l’un que l’autre, de Julien Doré. Ça s’appelle Normandia, ça pleure et ça chante dans le vent, sur un « nous » du temps de l’innocence, de la folie sans rémission, de la folie sans délivrance, et qui dit merci :

quand la mort nous dessine c’est avec l’encre bleue des amants !

Rien que pour cette chanson estafilade, et pour les onze autres du disque, il faut acheter L’AMOUR FOU !

Écoutez comme sont choisis et ciselés les mots et les phrases de Françoise Hardy :

Amour fou… tabou… vous resterez au grand jamais le plus brûlant de tous mes secrets… mieux valent sa geôle et sa laisse que l’air sans oxygène de leurs je t’aime sans lumière…toute une vie de feux de joie, de tas de cendres… quand je pense, je pense à vous et quand je chante, je chante pour vous… toute une vie à nous attendre, à nous combattre, à nous défendre… c’était l’enfer et le paradis… j’en rêve la nuit… mes plus beaux rêves, folies et fièvres, je vous les dois… toute une vie de petites morts, de renaissances… et nous qui nous sommes tant aimés, si mal aussi… pardon si je pars en catimini… rendez-vous dans une autre vie…

Ces douze chansons, paroles et musiques, sont une quintessence de Françoise Hardy, comme chaque disque depuis qu’elle nous enchante avec ses suaves sanglots à fleur de cordes vocales, comme si chaque disque était une osmose de nerfs à cran, de crépuscules rouge sang, d’innocence dans les cris des fous de Bassan, de cœur imbécile revendiqué, d’adolescence sublimée, de frêle voix fière sous les ciels d’orage, mais aussi de baume sur les blessures, de requiem jaspé de tous les violets, les mélos et les fluos, miel de glycine, fraîcheur de lilas, poison de colchique, comme si chaque disque était un sursis avant….

Pierre Lacroix

automne 2012

HÔTELS GARNIS, Garçons de joie

Hôtels garnis, Garçons de joie
Prostitution masculine, Lieux et fantasmes à Paris de 1860 à 1960

Prochainement
Exposition-Vente
du 12 septembre au 27 octobre 2012

Hôtels garnis. Garçons de joie
Prostitution masculine
Lieu et fantasmes à Paris de 1860 à 1960

Quelques extraits du livre

COMMUNIQUÉ DE PRESSE

Nicole Canet
Galerie au Bonheur du Jour
11 rue Chabanais75002 Paris – Tél. 0142965864

Du mardi au samedi 14h30-19h30

Bienvenue

NOUVEAU LIVRE et EXPOSITION du 12 septembre au 27octobre 2012.

Hôtels Garnis
Garçons de joie
Prostitution masculine
Lieux et fantasmes
à Paris de 1860 à 1960
376 pages, 335 illustrations
Format 27 x 21 cm – relié

Édition très limitée, 900 exemplaires, vendu uniquement à la galerie, sur Amazon et à la librairie Les Mots à la Bouche

ISBN 9782953235159. Prix 79 euros

En 376 pages et 335 illustrations, dont des documents uniques des Archives de la Préfecture de Police, Nicole Canet vous présente les mille facettes de la prostitution masculine à Paris, de 1860 à 1960, révélant un monde sulfureux et sensuel, méconnu et clandestin.

À travers une iconographie aussi abondante que rare, vous découvrirez les différents lieux de ces plaisirs au masculin : Un grand chapitre recense une trentaine d’adresses, du célèbre Hôtel Marigny, rue de l’Arcade, où Marcel Proust se rendait régulièrement, au fameux Hôtel du Saumon, « le bordel de Saïd », passage Ben Aïad dans le 2ème arrondissement. L’écrivain américain Édouard Roditi dans un récit, à ce jour inédit, évoque la fréquentation de ce lieu par Proust. Saïd fut là des années durant, environ de 1919 à 1948, recevant les clients avec un brin de jasmin à l’oreille, il disait : « Un rien me pare ! »

Vous savourerez un chapitre illustré et commenté par un habitué des lieux : l’hôtel de passes Impasse Guelma à Pigalle chez « Madeleine », qui fit des années durant, la joie des clients en quête de garçons.
Des bars aux bals, des jardins aux vespasiennes, en passant par l’atmosphère torride des bains de vapeur, vous croiserez les occasionnels, comme les marins et les militaires, mais aussi les entretenus, les garçons de plaisir et leurs souteneurs. On ne vous cachera rien des jeux sexuels de ces messieurs, des tableaux vivants au sadomasochisme, et pour couronner le tout, on vous fera entrer dans le cabinet secret d’un Bordel d’hommes.

Au détour d’une rue ou dans l’intimité d’une chambre, il vous semblera croiser les ombres de Marcel Proust ou de Jean Genet, de Roland Barthes ou de Pier Paolo Pasolini.

376 pages, 335 illustrations, de nombreux textes, rapports de police, de l’Hôtel Marigny avec Proust au bordel de Saïd à l’Hôtel du Saumon

Bienvenue

WEEK END, un film d’Andrew Haigh (mars 2012)

« Ce qui me motivait, c’était de raconter de façon très honnête l’histoire de deux hommes qui tombent amoureux », ainsi s’exprime Andrew Haigh, réalisateur d’un film que tout destinait au public des festivals gais et dont le succès dépasse de beaucoup ces limites. Les raisons de ce succès ? On peut s’interroger : vient-il du film lui-même et de sa façon d’aborder les amours entre deux garçons, deux jeunes hommes, mais aussi du regard du public sur ces amours ? La critique, abondante sur ce film, annonçait qu’il s’agit d’un film d’amour propre à émouvoir tous les spectateurs, homo comme hétérosexuels, que l’amour, c’est toujours l’amour et que tous peuvent s’y retrouver. C’est là une façon d’en banaliser le sujet, de rendre abordable à tout le monde une forme d’amour que la société admet mal : l’amour entre deux hommes. Si le film contribue à ce résultat , tant mieux, mais il témoigne aussi de ce qui est propre aux amours entre hommes, qu’on ne peut assimiler aux autres formes d’amour.

Les deux garçons du film se rencontrent dans un bar gay, un vendredi soir. Passablement éméchés, ils finissent la nuit ensemble. Ils ne se quitteront quasiment pas de tout le weekend. On est dans un grand immeuble de la banlieue d’une ville anglaise, Au réveil, le café les rapproche. L’un est déjà habillé pour aller travailler, l’autre, encore nu, se recouche. Ils sont déjà complices. On va les suivre dans leur vie quotidienne, « en disséquant leurs faits et gestes, en restant sobre », dit Haigh. On aime qu’il s’agisse d’hommes ordinaires, comme ceux qu’on rencontre tous les jours. Autour d’eux, des gens simples. Pas d’intrigue, de drames, d’états d’âme. Même l’homophobie qui parfois se réveille autour d’eux ne les perturbe pas, elle est ordinaire, quasi quotidienne, comme familière.
Leur amour, c’est d’abord le contact de leurs corps, épidermique, tendre, fraternel, car on ne perd jamais de vue qu’ils sont deux hommes. L’un d’eux, Glen, aimerait comprendre et entreprend d’enregistrer une confession de son partenaire, ce qui tend à montrer que ce qu’ils vivent tous les deux n’est pas si universel que cela. En faisant l’amour, ils créent leur amour, le consolident, lui donnent vie. Aucune parole, rien d’abstrait : l’odeur du corps, un peu de sperme sur la peau… Dans ce cadre urbain de grands immeubles et de béton, cet amour est comme une éclosion charnelle : une fleur, ou un de ces champignons qui soulèvent l’asphalte des trottoirs. Chacun évoque son passé, tous deux retrouvent ensemble leur enfance sur les auto-tamponneuses, en mangeant de la barbe à papa, et l’un, Glen, joue même pour l’autre, Russell, le rôle du père que celui-ci n’a pas eu pour recueillir avec le sourire le « coming out » qu’orphelin il n’a pas eu à faire : à ce point, l’amour touche au bonheur. Que ce bonheur soit éphémère passe au second plan.

L’amour entre deux garçons, l’un maître nageur plutôt timide, l’autre étudiant avancé ? Qui donc s’y intéressera en dehors des gais eux-mêmes ? Telle est la question que se pose Glen en menant son enquête. Le réalisateur se la posait aussi. Il a des raisons d’être rassuré, semble-t-il.

Film sobre, émouvant sans pathos aucun, la première qualité de Weekend repose sur le jeu des deux acteurs qui incarnent Russell et Glenn et dont la complicité professionnelle développée durant le tournage semble animer les personnages de cette histoire. Tout le contraire du « Paradoxe » de Diderot ! Le film a reçu le Grand prix et le Prix du meilleur réalisateur au Festival LesGaiCineMad de Madrid 2011.

Le film sorti d’abord à Paris, puis en province, passe encore dans une salle à Paris. Dans quelques mois devrait en sortir le DVD, du moins nous l’espérons. Je ne saurais trop le recommander à tous ceux qui auraient manqué sa sortie.

Claire Lippus

DEEP END, plus 40 ans après…

Allez, plongez !

UN FŒTUS DE 15 ANS EN EAUX PROFONDES

Il faut en avoir reçu des coups, il faut en avoir fait des rêves, il faut en avoir coulé des giclées de puceau émerveillé et désarticulé, pour porter en soi DEEP END, le tourner à trente ans, en 1970, avec une poignée d’argent, un casting du tonnerre et des illuminations d’adolescent ravi, en faire une perle du fond des eaux, une perle baroque, cabossée et neigeuse !

La vie cogne dur quand on a quinze ans chez Skolimovski, qu’on s’appelle Mike, avec toujours la gueule d’ange de ses dix ans, à peine un peu de barbe et de poil sur la peau blanche, juste sa crinière d’éphèbe libre dans le vent quand il file dans Londres à bicyclette, et la mèche lourde de ses quinze ans sur des yeux myosotis : les parents préfèrent le voir parti ; les patrons l’engageraient même avec des dents de lait puisqu’il est mignon à croquer ; les bains publics, où il trouve un emploi de garçon de bain, lui font miroiter une sinécure, des murs vifs et une piscine bleutée pour mieux cacher turpitudes banales et croupissements de Styx. Mais Mike entre d’emblée dans les coulisses : les moniteurs d’écoles, quand ils apprennent à nager à leurs troupeaux d’oies blanches, s’offrent des papouilles de proxénètes. Les dames plantureuses esseulées testent le nouveau, lui tordent les cheveux et la chair, juste pour voir jusqu’où il voudrait bien leur fouiller la leur, et, si par chance elles ont joui rien que de mouiller de leurs mots et de patouiller dans cette bonne chair fraîche, elles lui laissent un pourboire… Skolimovski fait tourner caméra à l’épaule, joue sur les gros plans, braque son microscope sur le tendre comme sur le salace, bouscule son montage comme ses décors, ses acteurs et ses spectateurs, ça va vite, ça cogne, comme quand on se reçoit la vie en pleine figure et en plein corps frêle, quand on est un vrai sylphe lâché dans la jungle des adultes, un acteur-sylphe aussi, au vrai nom de sylphe d’ailleurs, John Moulder-Brown, dont Visconti, deux ans plus tard, fera le fragile frère de Ludwig dans Le crépuscule des dieux, Otto, devenu fou, bien avant son frère, fou d’avoir vu les horreurs de la guerre à Sadowa…

Mais la vie vous sourit orange aussi, de temps en temps, quand vous avez quinze ans dans le « swinging London » et que travaille avec vous, aux bains publics, une ondine aux longs cheveux roux, belle comme Marianne Faithfull chantant As tears go by, une belle fille de ce temps-là, campée par Susan Asher, une Jane à qui vont divinement les bottes noires, le maxi ciré jaune flottant et la minijupe à la Twiggy : belle et libre à se damner quand on est puceau et qu’on veut perdre son pucelage en gardant ses illusions, qu’on veut donner son corps en même temps que son cœur de diamant ! Il y a de L’homme blessé de Chéreau dans le Deep end de Skolimovski, mais avec une palette toute autre, une palette à la Jacques Demy d’Une chambre en ville. Et bien sûr, la belle est une garce légère, une bulle de rêve pour Mike qui semble tout droit sorti de sa province, comme un Polonais du temps de l’URSS qui se prendrait à la toile d’araignée des néons de Soho ! Surtout, ne pas dévoiler au lecteur de cet article l’extraordinaire chorégraphie de la scène finale au fond de la piscine, préparée depuis la goutte de sang du premier plan, et abasourdissante en même temps, à pleurer, comme pleure tout à coup la voix de Cat Stevens. Diamant, eau bleue et sang.

Et si les « addicted to love », les malades de l’amour, à quinze ans ou même davantage, restaient toujours de tendres fœtus ?

Pierre Lacroix

LE ROI DE L’EVASION (2009)

Alain Guiraudie a l’art de sortir des sentiers battus !

Avec ce nouveau film, Alain Guiraudie nous convie à un voyage dans le truculent univers qui le caractérise : le sourire malin sous la farce, le mariage du réalisme et du fantasque, les charmes de la vie de province avec les tracteurs, la bicyclette, la « drague sauvage » sur les aires de repos menacée par Internet, la peau au contact du soleil et de la nature, parce qu’on s’y déshabille beaucoup, le sexe dédramatisé, décomplexé, décloisonné, loin de toutes les étiquettes du ghetto !

Il y en a du feuilletage croustillant dans Le roi de l’évasion ! C’est d’abord un film policier avec meurtre et trafic d’un « pantagruélion », la « beurougne », sorte de pomme de terre au goût de vanille, plante miraculeuse qui assure une bandaison de plusieurs heures sans défaillance ! C’est aussi l’histoire de la crise de la quarantaine d’un homme bien pourvu en chair appétissante, loin des critères de sélection des top models et autres escorts des magazines, qui, devant le vide répétitif de sa vie sexuelle, en vient à se dire qu’il n’aime finalement peut-être pas les hommes et qu’il est encore temps pour lui de faire un coming out à l’envers : se laisser tenter par une belle adolescente ardente, en rupture de scolarité et de famille ! C’est enfin une fine réflexion sur la traversée des apparences : les notables ont besoin de se décoincer, les chercheurs de vérité d’aller au bout de leurs phantasmes pour mieux se connaître, les rabelaisiens ont aussi un cœur qui bat sous la chair truculente…

Pas de réponse aux questions, jamais, pas de prêchi-prêcha, mais une intrigue folle, irrévérencieuse, des situations juteuses et quelle audace ! On ne remerciera jamais assez Alain Guiraudie pour son hymne à l’amour intergénérationnel ! Chez lui, les silver daddies et les minettes allumées sont tous et toutes à croquer. L’essentiel, c’est de se laisser porter par son désir, sans bégueulerie, sans tricherie, mais en cherchant et en suivant sa pente. Il faut oser le filmer, avec en sourdine l’idée que l’amour mérite toutes les cavales et que sa quête ne peut que connaître des crises, l’important étant de ne jamais se laisser bouffer par les modes, les routines tristes, de ne jamais passer à côté de soi… De l’art de faire voler en éclats les normes et les marges !

À voir sans modération !

LE GAI TAPANT

LE GAI TAPANT

un hommage à Jean Le Bitoux ( 1948 – 2010) par Voto et Goa,
paru en juin 2011 chez Épicentre Films Editions

Dynamique portrait d’un militant de la cause des Lesbiennes, Gais, Bisexuels et Transsexuels depuis 1968 jusqu’à sa mort en 2010, qui fut le dynamisme même !
Il y a chez Jean Le Bitoux une allergie frénétique à l’intolérance et à l’injustice qui rappelle celle de Voltaire. Rien de ce qui est humain et donc rien de ce qui est homo ne lui est étranger : il fut, sa vie durant, un infatigable accoucheur de la parole libre et du droit à l’affirmation politique, au sens premier du terme, affirmation de soi dans la cité, pour celles et ceux qui désirent et aiment à contre-courant de l’hétérodoxie et qui, loin d’être une menace pour l’humanité, sont au contraire un des ferments de l’humanisme par l’expression même de leurs différences : aimer à contre-courant, c’est inquiéter et donc libérer les peurs, aider à s’en purifier en les reconnaissant chez les autres et en soi, aider la société à reconnaître toutes formes de vie qui exprime le foisonnement existentiel des différences, des cultures et des comportements, et finalement le droit au bonheur de chaque individu dans le côtoiement et le respect de la variété infinie de ces aptitudes au bonheur. N’en déplaise à feu Jean-Paul II : l’homosexualité est culture de vie si le corps, le cœur et l’esprit oublient la coutume et la haine de l’autre, quand ce dernier bouscule les habitudes, et font à l’homosexualité la place que la nature et la culture humaniste lui ont faite.

Jean Le Bitoux, en vrai militant, a travaillé sur le passé, le présent et l’avenir de la cause des L.G.B.T. :
– il a aidé ses contemporains à sortir du tabou multiple de l’holocauste de la seconde guerre mondiale et à y inclure les homosexuels. Il a symboliquement accompagné l’Alsacien Pierre Seel dans un travail de libération de la parole pour que la France, comme l’Allemagne, reconnaisse l’ignominie de toutes les persécutions, y compris celle des homosexuels au triangle rose dans les camps de la mort.
– il a œuvré à la fierté homosexuelle, à la sortie du placard et de la nuit des identités L.G.B.T. : sa participation au mouvement du F.H.A.R. né en 1971, sa création, avec Michel Foucault entre autres, de l’hebdomadaire « Le Gai-pied « en 1979, son implication dans la création de la première Gaypride parisienne, Marche des fiertés, à la fin des années soixante-dix, sur le modèle de la première gaypride américaine en 1970
– et bien d’autres combats montrent la puissance solaire du libérateur infatigable que fut Jean Le Bitoux.
– il a lutté jusqu’au dernier souffle contre le SIDA, le grand ennemi du dedans et non l’ordalie punitive que certains ont voulu y voir : toute forme de mise à mort trouve Le Bitoux aux créneaux et le film de Voto et Goa, par son montage haletant, souligne ce surcroît d’énergie qu’a créé la maladie chez lui avant qu’elle ne l’emporte. Le Bitoux a gardé le goût du soleil et de la vie jusqu’au bout, jusque dans la cérémonie, organisée selon sa volonté, de son enterrement dans le village de naissance de son dernier compagnon africain, au Mali. La mort y est conjurée par les danses, les chants, les fleurs…

Le Gai Tapant, avec son montage frénétique comme l’homme auquel il rend hommage, est un film qui donne la pêche ! On y voit comment un fils de bonne famille de Bordeaux se vit et se construit en écharde permanente contre les conformismes et toutes leurs cyniques ou secrètes manières de tuer la vie différente. On y apprend à ne pas se laisser voler sa vie, à recueillir un peu de la graine de ce grand résistant dont la vie et la mort nous apprennent que le droit à la différence a été, est et restera à conquérir toujours. Nous avons besoin de ces héros humbles et formidables en même temps, comme Harvey Milk et Jean Le Bitoux, pour nous faire notre gai Panthéon. Merci à Voto et Goa d’avoir recueilli, en 54 minutes, cette belle énergie pour la transmettre !